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    Voici la femme qui permet aux réfugiées de vivre leurs règles normalement

    Gabby Edlin distribue des milliers de serviettes et de tampons hygiéniques à des réfugiés qui n'ont pas les moyens de se les acheter. «Les produits d'hygiène sont aussi essentiels que la nourriture», dit-elle à BuzzFeed News.

    «Des femmes que je rencontre pour la première fois me parlent de leur vagin» s'amuse Gabby Edlin, qui se qualifie elle-même de «créatrice de mutations sociales», dans les bureaux londoniens de BuzzFeed News. Son léger accent de Manchester ajoute un petit côté péremptoire lorsqu'elle prononce haut et fort le nom de cet organe, que l'on chuchote plus volontiers.

    Gabby Edlin est la fondatrice de Bloody Good Period. Derrière ce nom, un jeu de mot: «bloody» veut dire à la fois «sacré» et «sanglant», «period» signifie aussi bien «moment» et «règles». Concrètement, l'association collecte des dons de produits d'hygiène féminine et de toilette –gels douche, lingettes et autres– que les femmes sont susceptibles d'acheter au supermarché lorsqu'elles vont faire le plein de protections. L'ONG les distribue ensuite à des réfugiées qui fréquentent deux centres de collecte de dons pour demandeurs d'asile dans le nord de Londres.

    Parce qu'elle est juive, explique Gabby Edlin, elle se sent une affinité particulière avec les demandeurs d'asile et il lui tient particulièrement à cœur d'aider les femmes réfugiées.

    «On a un peu ça dans le sang –cette idée d'être déplacés» estime-t-elle. «Mes arrière-grands-parents sont venus de Pologne, de Lituanie et de Russie au début du siècle et ma grand-mère maternelle a perdu ses frères et sœurs durant la Shoah. Le concept de demande d'asile n'est qu'à deux générations de nous.»

    Comme les demandeurs d'asile n'ont pas le droit de travailler tant que leur demande est en cours de traitement, ils vivent souvent dans la pauvreté, parfois pendant des années. «Surtout les femmes, qui subissent cette dépense supplémentaire à cause de leur genre», explique Gabby Edlin.

    Après le dramatique incendie de la Grenfell Tower en juin dernier dans le nord du quartier londonien de Kensington, qui a privé de logement des centaines de personnes à qui il ne restait souvent que ce qu'elles avaient sur le dos lorsque le feu s'est déclaré en pleine nuit, l'association a fait don de 1500 paquets de serviettes hygiéniques.

    «Outre le fait que nous pensions qu'il y avait probablement des réfugiées qui vivaient là, nous avons (à juste titre) supposé que beaucoup de donateurs ne penseraient pas aux serviettes hygiéniques» avance Gabby Edlin. «Si l'on estime que 100 filles et femmes ont été touchées, on peut raisonnablement déduire qu'elles avaient besoin de 500 paquets et d'encore plus de protège-slips, étant donné qu'elles ne pouvaient pas forcément prendre facilement une douche ou changer de sous-vêtements.»

    «Nous voulions nous assurer que ce serait un souci en moins pour les femmes affectées par cette épouvantable tragédie.»

    Gabby Edlin a lancé Bloody Good Period peu après avoir terminé une maîtrise en mutations sociales à l'université de Central Saint Martins et être devenue bénévole au centre de collecte de dons pour demandeurs d'asile de la synagogue de New North London. Lorsque elle a demandé aux autres bénévoles pourquoi les produits d'hygiène féminine ne figuraient pas aux côtés des aliments et des vêtements sur la liste des dons collectés au profit des réfugiés locaux, on lui a répondu qu'ils n'en avaient que pour les «cas d'urgence».

    «Je me suis dit mais merde, chaque fois qu'on a ses règles, c'est un cas d'urgence!» explique Gabby Edlin. «Les protections sont aussi essentielles que la nourriture. On ne peut pas juste se mettre du sang partout. Il ne s'agit pas d'une petite aide en plus –c'est une nécessité pour les femmes.»

    We need new donations all the time because periods are EVERY BLOODY MONTH. #always #tampax #ultrex #asylumseekers… https://t.co/tPZu0j0hjJ

    On a besoin de dons tout le temps parce que les règles C'EST TOUS LES MOIS. #always #tampax #ultrex #asylumseekers #periodproblems

    Lorsque Edlin a fait un appel aux dons à ses amis sur Facebook pour les inciter à donner des protections féminines, la réaction a été gigantesque. «Les gens se sont vraiment impliqués» s'enthousiasme-t-elle. Aujourd'hui, tout le monde peut faire un don en achetant des produits spécifiques sur le site de Bloody Good Period et sur la liste Amazon de l'association, ou en faisant un don d'argent par le biais de sa page JustGiving. Il y a aussi la possibilité de donner par le biais d'un abonnement Damebox, soit tous les mois, soit ponctuellement, pour offrir deux mois de serviettes hygiéniques, un sac en coton et une pochette de transport.

    Au départ, Edlin était encouragée à stocker discrètement ses dons de protections hygiéniques sous les tables de vêtements du centre et à les distribuer «en cas de besoin», mais elle était bien décidée à avoir une table dédiée uniquement à cet usage, où elle pourrait les étaler fièrement au vu et au su de tous, pour que les gens puissent regarder tranquillement et choisir ce qui leur convenait.

    «Je ne ne vois pas pourquoi on devrait faire honte aux femmes d'être obligées de se procurer des serviettes hygiéniques» explique Edlin, qui ajoute que les personnes qui fréquentent son centre font régulièrement la queue à sa table, y compris des hommes qui viennent chercher des protections pour leurs femmes et leurs filles.

    Cette démarche a également permis de créer un espace où les femmes partagent leurs anecdotes, se soutiennent mutuellement, ou se plaignent tout simplement ensemble des douleurs liées aux règles. «Une des femmes qui vient ici claironne qu'elle a ses règles à chaque fois que c'est le cas» s'amuse Gabby Edlin. «Il y a un réel sentiment d'appartenance à u communauté. C'est très agréable. On finit par vraiment bien se connaître.»

    Une fois par mois, Marina*, une réfugiée de 22 ans originaire de Géorgie, prend trois bus et fait plus de deux heures de trajet dans Londres pour venir au centre avec Nino*, sa fille de 1 an.

    Elle décrit l'endroit comme un genre de «foire» et explique qu'elle a souvent du mal à faire le tour du centre dans les 10 minutes qui lui sont imparties sans se laisser happer par des conversations avec d'autres femmes.

    «On finit par parler énormément» nous raconte-t-elle. «C'est vraiment un bon soutien émotionnel.»

    «J'ai l'impression d'avoir réussi à me confier plein de fois à Gabby. Elle ne me regarde pas d'une manière différente.»

    En 2009, Marina, alors âgée de 14 ans, a fui son pays natal déchiré par la guerre civile. Elle s'est rendue au Royaume-Uni avec son frère jumeau en passant par l'Ukraine. Il était prévu que leur mère et leur sœur aînée les rejoignent plus tard.

    «Elles pensaient qu'on serait en sécurité à partir du moment où on ne serait pas en Géorgie, alors on est partis tout seuls», raconte-t-elle.

    Marina raconte qu'ils ont vu des choses terribles en Géorgie, mais qu'à part cela, elle ne savait pas vraiment pourquoi ils partaient. «Nous étions des enfants alors ils essayaient de nous le cacher. Maintenant évidemment, on comprend.»

    Quand sa mère et sa sœur les ont rejoints à Londres, plusieurs mois après son arrivée, la famille a été envoyée à Cardiff, au Pays de Galles, et a passé les six années suivantes dans différents centres de rétention pour demandeurs d'asile –où ils ont parfois été séparés– et a régulièrement été menacée d'expulsion. Marina a été envoyée au centre de rétention de Yarl's Wood, qu'elle qualifie de «mauvais lieu», en référence à des accusations récurrentes de conditions de vie déplorables et de mauvais traitements infligés aux femmes.

    Grâce à ses nouveaux amis de Cardiff, Marina a fini par réussir à rassembler les fonds nécessaires pour louer les services d'un avocat afin de sortir du centre de rétention et de déposer une demande d'asile. Depuis deux ans que son dossier est en cours de traitement, elle n'a pas le droit de travailler mais elle reçoit une allocation hebdomadaire de l'État de 36 livres [un peu moins de 40 euros]. Elle reçoit en outre 37 livres pour sa fille et 36 livres pour sa mère, à sa charge depuis qu'elle a fait une tentative de suicide et qui vit désormais avec elle dans une maison avec quatre autres femmes et leurs bébés.

    En général, Marina rogne sur sa propre allocation pour permettre à sa mère d'avoir un peu plus d'argent. «Je veux toujours qu'elle ait tout ce dont elle a besoin, même si elle ne pourra jamais aller dans un café ou dans un restaurant» explique-t-elle.

    La sœur de Marina a été expulsée en Géorgie et elle ne l'a pas revue depuis, ce qui rend la famille malade d'inquiétude.

    «On a eu l'impression qu'elle allait mourir» dit Marina. «C'est tellement inquiétant qu'elle soit renvoyée dans un pays où les risques sont si grands que l'on préfère venir vivre ici avec 36 livres par semaine plutôt que d'y rester!»

    Elle raconte son émerveillement lorsqu'elle a découvert le stand de Gabby dans le centre de collecte de dons du nord de Londres, dont elle avait entendu parler par le bouche-à-oreille.

    «J'étais enceinte, vraiment perdue, déprimée, et je n'avais pas de domicile à l'époque» se souvient-elle. «Quand j'ai vu la grande table couverte de produits de toilette, je n'ai même pas jeté un œil aux vêtements.»

    Marina, qui porte un rouge à lèvre mat impeccable d'une douce teinte framboise et arbore ses épais cheveux noirs et bouclés en un chignon parfait lors de notre rencontre, met un point d'honneur à être soignée et tirée à quatre épingles.

    «Tu es toujours superbe quand tu viens ici» souligne Gabby Edlin.

    «C'est vraiment important d'être propre, et ça fait du bien au moral aussi, de sentir bon» précise Marina. Elle dit éprouver une immense gratitude envers Gabby et tous ceux qui donnent des protections et des produits de beauté à Bloody Good Period. «Je leur suis très reconnaissante, parce que je n'ai que 22 ans et que je suis obsédée par les vêtements et les produits de beauté», justifie-t-elle.

    «Quand on entre chez moi, c'est vraiment affreux, mais quand on va dans la salle de bain, c'est magnifique. Ça aide vraiment beaucoup.»

    La majorité des dons distribués par Bloody Good Period sont des serviettes, car c'est ce que préfèrent en général les femmes qui fréquentent le centre, explique Gabby Edlin. «On ne donne environ qu'une boîte de tampons pour cent paquets de serviettes hygiéniques, voire moins, parce que les femmes avec qui nous travaillons n'en veulent pas», dit-elle. «Ça peut être culturel, ou juste une question d'habitude, mais nous ne forçons personne!»

    Les marques les plus appréciées sont notamment Kotex et Always, et pour Edlin il est important d'être capable d'offrir des produits de qualité à des femmes que la pauvreté prive souvent de ce luxe.

    «Parfois nous pourrions sûrement en avoir plus pour notre argent», dit-elle, «mais pourquoi vouloir prendre le plus bas de gamme? Pourquoi devriez-vous vous sentir moins que rien sous prétexte que vous avez été obligée de fuir votre propre pays?»

    «C'est le même principe avec les serviettes –on n'a pas envie d'utiliser les moins chères.»

    Marina acquiesce. «Toutes les femmes ont un vagin, peu importe de quel pays on vient» dit-elle en riant. «Elles ont un vagin et elles saignent!»

    Elle poursuit: «Avant je prenais les vraiment bon marché chez Lidl ou Asda parce que je ne pouvais pas me permettre de dépenser plus d'argent que nécessaire, mais j'ai une peau très fragile et elles m'irritaient.»

    «Tout ce qu'il y a sur la table de Bloody Good Period, ce sont de bonnes marques. Je les vois toujours quand je vais dans un magasin–et je me dis “oh mon Dieu, mais ça coûte 2,35 livres!”»

    Marina explique que cela lui fait beaucoup de bien de pouvoir utiliser de bons produits qu'elle ne pourrait pas s'acheter elle-même. «C'est dur, parce que j'aime les produits de beauté, et j'aime être propre et sentir bon, mais je ne peux pas me permettre de gaspiller de l'argent pour ça.»

    Le fait que Bloody Good Period se charge de ses produits d'hygiène et de toilette à sa place permet à Marina d'avoir un souci en moins, quand sa situation administrative semble perdue dans les limbes et qu'elle ne peut pas trouver un travail.

    «J'aimerais vraiment qu'on nous laisse travailler en échange de ces produits de toilette!» explique-t-elle. «Si je peux faire quelque chose pour aider, je le fais. Je ne reste jamais oisive». Marina parle sept langues, y compris le russe, le kurde, l'anglais et sa langue natale. Elle a déjà été interprète bénévole pour la Croix Rouge.

    Marina trouve frustrant que lorsque les gens la voient faire du bénévolat et constatent à quel point son apparence est soignée, ils lui disent qu'elle ne ressemble pas à une demandeuse d'asile.

    «Je leur dis: “Ah bon, on ressemble à quoi?”» s'indigne-t-elle.

    «Je ne m'appelle pas “demandeur d'asile.” Je m'appelle Marina, je suis née en Géorgie. Je viens d'une famille normale qui vit dans une maison normale. Je suis demandeuse d'asile parce que c'est ce que ce système a décidé de faire de moi depuis toutes ces années. Je suis une jeune fille. J'aime la mode, j'aime avoir un style. Ce n'est pas compliqué de se laver les cheveux et de se coiffer.»

    *Les prénoms ont été modifiés pour protéger l'anonymat des personnes citées.

    Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot