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    Comment la justice française a rattrapé Lycamobile dans une affaire de blanchiment d'argent

    Exclu BuzzFeed News -19 personnes ont été interpellées et 9 d'entre elles mises en examen pour blanchiment d’argent après les révélations de BuzzFeed News sur le brassage de liquide «profondément suspect» de l’entreprise de téléphonie mobile Lycamobile.

    Selon nos informations, la police française a fait cette semaine une grosse descente chez le géant de la «téléphonie ethnique» Lycamobile, soupçonné de blanchiment et d'escroquerie à la TVA. Les faits de blanchiment porteraient au moins sur 17 millions d'euros en espèces et l'escroquerie à la TVA sur plusieurs millions d'euros, précise Jean-Yves Lourgouilloux, du Parquet National Financier de Paris, dans un communiqué envoyé à BuzzFeed News.

    19 personnes ont été arrêtées à Paris et en région parisienne, et neuf d'entre elles ont été mises en examen vendredi, dont le directeur général de Lycamobile en France Alain Jochimek, plusieurs employés chargés du recouvrement, ainsi que les gérants de nombreuses entreprises de taille plus modeste soupçonnés de versements illégaux sur les comptes de Lyca.

    L’enquête a été ouverte à la suite des révélations de BuzzFeed News, qui révélait l’an dernier que l’entreprise internationale employait trois passeurs de fonds dont la tâche consistait à déposer, deux fois par jour, dans différents bureaux de poste londoniens, des sacs à dos remplis de centaines de milliers de livres en liquide. Lycamobile est le plus gros donateur du Parti conservateur au Royaume-Uni.

    Environ 130.000 euros en espèces -trouvés lors de perquisitions au siège parisien de Lycamobile et dans plusieurs immeubles commerciaux et résidentiels- et 850.000 euros sur les comptes bancaires français du groupe, ont été saisis. Les comptes bancaires ont également été gelés.

    Huit des suspects ont été libérés sous caution mais un homme, suspecté d'avoir été un intermédiaire entre Lycamobile et des réseaux de blanchiment d'argent criminel, reste en détention provisoire.

    Lycamobile, plus gros donateur du parti de David Cameron

    Le Parti conservateur britannique a reçu plus de 2,2 millions de livres (2,78 millions d’euros) de la part de Lycamobile, dont plus de 870.000 livres (plus d'1 million d’euros) de dons depuis que les pratiques suspectes du groupe ont été mises au jour. Son fondateur, le Sri-Lankais Subaskaran Allirajah, l’un des plus généreux donateurs du parti, a dîné deux fois avec le Premier ministre britannique David Cameron ou d’autres membres de son cabinet au cours des six derniers mois. Il est également proche de Boris Johnson, dont il a financé la campagne pour la mairie de Londres.

    Contacté au sujet des perquisitions et arrestations, Lycamobile n’a pas répondu à nos sollicitations, mais l’entreprise avait précédemment garanti sa transparence et nié les allégations de malversations financières. Le groupe avait également affirmé que les dépôts de fonds filmés l’an dernier par BuzzFeed News étaient des «opérations bancaires courantes» sur les recettes des ventes de ses cartes téléphoniques internationales.

    Les autorités françaises ont identifié des versements sur les comptes de Lyca en provenance de sociétés-écrans suspectées de couvrir «divers réseaux de blanchiment d'argent liés à la criminalité», selon des rapports des enquêteurs anti-blanchiment. Les mises en examen de vendredi portaient sur des présumées transactions illégales s'élevant à un total de 17 millions d'euros, mais les enquêteurs ont l'oeil sur des paiements suspects représentant un total de 75 millions d'euros.

    BuzzFeed News a enquêté sur 19 entreprises censées avoir versé des millions d’euros sur les comptes français de Lycamobile et découvert que 18 d’entre elles étaient domiciliées à des boîtes postales, des bureaux vides, des bâtiments abandonnés ou des chantiers. En aucun cas il n’était possible d’y acquérir des produits vendus par Lycamobile.

    Le groupe de télécom n’a pas encore fourni d’explication concernant ces versements. Une source proche de l’enquête indique à BuzzFeed News que les autorités n’ont pas établi l’origine des fonds.

    David Cameron doit désormais expliquer pourquoi son parti a continué à accepter des sommes importantes de la part de Lycamobile après la découverte de mouvements financiers suspects. Le Premier ministre s’était par ailleurs engagé contre le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale lors d’un sommet anticorruption organisé à Londres le mois dernier. Il avait promis d'«envoyer un message clair aux individus corrompus pour leur faire comprendre qu’il n’y a ici aucun refuge pour eux».

    Un «vaste système de fausses factures» suspecté

    Selon des documents obtenus par les autorités françaises, le témoignage de sources proches de l’enquête et des centaines de dossiers, nous avons pu constater des pratiques commerciales pour le moins douteuses du premier donateur du gouvernement britannique. Et nous sommes désormais en mesure d’affirmer que:

    • La branche française de Lycamobile aurait reçu 75 millions d’euros sur neuf mois l'an dernier de la part de sociétés-écrans suspectées de couvrir des activités de blanchiment d’argent. Les fonds auraient transité par un compte en banque londonien avant d’être transférés vers le réseau offshore de Lyca.

    • Les enquêteurs français suspectent Lycamobile de vendre ses cartes téléphoniques pré-payées sur le marché noir parisien pour obtenir du liquide, et d'utiliser ensuite «un vaste système de fausses factures» –en facturant de fausses entreprises pour ces ventes– afin de dissimuler d'autres paiements illégaux.

    • Les contrôleurs de gestion de Lycamobile eux-mêmes ont déclaré ne pas être en mesure de justifier les 646 millions de livres (812 millions d’euros) qui ont transité par dix compagnies au sein de son réseau complexe d’entreprises au cours des deux dernières années.

    • Lycamobile a déjà été mis en cause en France pour «blanchiment en bande organisée», quand l’entreprise avait fait transiter 36 millions d’euros en liquide par la frontière allemande en 2006, sans rien déclarer aux douanes. À l’époque, le fondateur de Lycamobile Subaskaran Allirajah avait vivement démenti ces accusations et l'affaire avait été classée en 2010, au terme d’une longue enquête. Mais les autorités françaises réexaminent actuellement le dossier à la lumière de ces nouveaux éléments.

    Premier opérateur de réseau mobile virtuel, Lycamobile achète aux principaux opérateurs des crédits téléphoniques en gros, puis les revend à ses millions d’utilisateurs via des cartes prépayées bon marché. L’entreprise affiche 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et transfère ses revenus au Royaume-Uni et en Irlande, mais elle évite depuis des années, en toute légalité, l’impôt sur les sociétés, en déplaçant de l’argent vers Madère, un paradis fiscal. Le groupe a été critiqué à de nombreuses reprises par ses propres contrôleurs de gestion pour son incapacité à justifier les mouvements financiers entre la soixantaine d’entreprises qui constituent son réseau international.

    Le parquet pense avoir mis au jour «un gigantesque réseau de blanchiment européen».

    L’ancien procureur général britannique, Lord MacDonald, avait qualifié d'«extrêmement suspects» les dépôts d’argent liquide, à hauteur d'1 million de livres par semaine, effectués dans différents bureaux de poste londoniens, jugeant ce genre de pratique «caractéristique du blanchiment d’argent». Il avait demandé à ce que la police «examine sérieusement» ces dépôts après leur enregistrement par des caméras de surveillance l’année dernière. BuzzFeed News avait également révélé que la police sri-lankaise enquêtait sur des allégations concernant l’ex-président Mahinda Rajapaksa, qui aurait blanchi des millions de dollars grâce à l’empire offshore de Lycamobile.

    À la suite de ces révélations, le Parti travailliste avait écrit aux Conservateurs, exigeant qu’ils gèlent la totalité des fonds versés par le géant des télécoms le temps de l’enquête. Une requête restée lettre morte.

    Les enquêteurs français de la lutte contre le blanchiment se sont intéressé aux comptes de Lycamobile dès la publication, en octobre dernier, de l’article de BuzzFeed News. Ils ont envoyé un rapport de surveillance confidentiel au parquet de Paris, qui a ouvert une enquête judiciaire en janvier. Selon une source proche du dossier, le parquet pense avoir mis au jour «un gigantesque réseau de blanchiment européen».

    Voici comment les autorités françaises ont réussi à épingler la fraude fiscale présumée du premier donateur du parti au pouvoir en Grande-Bretagne.

    Sous les auspices du ministère des Finances, travaille la cellule chargée de détecter le blanchiment d’argent et le financement terroriste en France. Ses experts examinent diverses sources –lanceurs d’alertes, rapports d’activité suspecte provenant des institutions financières du pays ou encore articles de presse– et transmettent tout indice d’une activité criminelle aux autorités.

    L’automne dernier, après que BuzzFeed News a publié les preuves de dépôts suspects à Londres, par Lycamobile, la cellule anti-blanchiment s’est penchée sur les comptes français du groupe et a rapidement repéré un étrange phénomène. Tandis que l’une de ses entités françaises (Lycamobile SARL) semblait avoir des relations commerciales ordinaires avec des opérateurs mobiles reconnus, l’autre, Lycamobile Services, avait facturé des dizaines de millions de minutes de crédit téléphonique à ce qui semblait être un réseau de sociétés fictives.

    L’an dernier, Lycamobile Services a ainsi reçu plus de 75 millions d’euros sur neuf mois de la part de clients qui, d’après la cellule anti-blanchiment, présentaient toutes les caractéristiques de sociétés-écrans –«création récente, domiciliation commerciale type bureau virtuel ou chez un particulier, non-paiement de la TVA». Et les factures de Lycamobile envoyées par ces entreprises à leurs banques semblaient «manifestement fausses».

    Un ex-employé confirme «le transfert d'argent offshore»

    La cellule anti-blanchiment s’est également rendue compte que le plus gros client de Lycamobile Services, qui avait payé un peu moins de 8 millions d’euros pour presque 8 millions de minutes de crédit téléphonique international, n’existait que depuis quinze mois avec une seule adresse dans la banlieue de Paris. En comparaison, Relay, la plus grosse chaîne française de points de vente de presse, a acheté la même année 7,3 millions de minutes à Lycamobile SARL pour les revendre à travers 941 boutiques dans le pays. «Cela nous a paru totalement incohérent que de petites sociétés inconnues –et surtout, sans réseau de distribution– puissent acheter des volumes comparables à Relay France», expliquent les enquêteurs. Ces quantités de crédit «n’auraient jamais pu êtres utilisées ni consommées» et les paiements ainsi reçus par Lycamobile Services étaient «totalement coupés d’une quelconque réalité économique».

    Changer de société

    Selon les rapports établis par les enquêteurs, BuzzFeed News a rendu visite aux 19 plus gros clients de Lycamobile Services, ayant chacun acquis pour plus d’un million d’euros de crédit téléphonique, afin de vérifier s’il était possible de leur acheter une carte SIM ou prépayée. Nos journalistes ont découvert que 18 d’entre eux ne vendaient rien à l’adresse indiquée; quant au dernier, une boutique de téléphonie à moitié vide qui n’avait pas de produits Lycamobile, elle a depuis mis la clé sous la porte. Parmi ces clients, onze entreprises étaient en activité depuis moins de deux ans et plusieurs d'entre-elles sont désormais dissoutes. Seules six d’entres elles avaient choisi la catégorie télécommunications en déclarant leur activité au registre du commerce et des sociétés, les autres indiquant exercer des activités de BTP, électricité, informatique, location immobilière ou transport. Certaines ont plus tard modifié leur déclaration pour ajouter la vente de minutes de télécommunications internationales à leurs activités déclarées.

    C’est dans un parc d’activité commerciale fatigué, à Gonesse, dans la banlieue nord de Paris, que nos journalistes ont retrouvé le plus gros client de Lycamobile Services, celui qui aurait acheté pour 8 millions d’euros de crédit téléphonique. MSR-F.D.B. a été dissout en mars après 15 mois d'existence. L'entreprise figurait dans la catégorie «peinture et vitrage» du registre du commerce, mais sa déclaration avait été amendée pour ajouter à ses activités déclarées la vente de cartes téléphoniques. À l’adresse enregistrée se trouvaient des bureaux, où la réceptionniste a indiqué à nos reporters que la société avait brusquement déménagé à mi-bail, l’année précédente, sans avoir rempli tous les papiers nécessaires. Il n'y a jamais eu de cartes téléphoniques en vente ici, a-t-elle ajouté.

    Une autre société, Nego Tek, qui aurait, selon les enquêteurs, payé plus de 4 millions d’euros à Lycamobile Services, était enregistrée comme grossiste en électroménager. Arrivés à l’adresse indiquée, un bloc de béton et de verre sale, nos journalistes se virent répondre par la réceptionniste que l’entreprise avait existé un peu plus de trois mois avant de disparaître du jour au lendemain. «Un jour ils étaient là, le lendemain ils étaient partis», a-t-elle dit.

    Ailleurs, c’est un chantier vide que nous avons trouvé en lieu et place d’une entreprise de location immobilière censée avoir elle aussi versé 4 millions d’euros pour du crédit téléphonique international. D’après les voisins, il n’y a jamais eu de bureaux à cet endroit. L'adresse d'une entreprise d'électricité qui a payé 1,5 millions d'euros en minutes est située au sein d'un HLM, tandis que les employés rencontrés à l’adresse d’une autre entreprise d’électricité ayant acheté plus d’un million de minutes de crédit nous ont dit qu’elle n’avait jamais existé et qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils continuaient de recevoir son courrier.

    BuzzFeed News a contacté un ancien cadre de Lyca en France, qui a fait part de ses inquiétudes au sujet de «fausses factures» établies lorsqu’il travaillait pour le géant des télécoms, il y a quelques années. L’ex-employé, qui a demandé à rester anonyme, affirme que Lyca se servait de «faux distributeurs tiers, parfois simplement des boîtes postales» qui facturaient l’entreprise chaque mois pour des services non-rendus. «Un moyen de transférer de l’argent offshore et d’éviter les impôts», dit-il. «C’étaient des services immatériels, comme du conseil ou de l’informatique, par exemple –toutes les factures étaient envoyées à Londres.»

    Après examen des transactions de Lycamobile Services, les experts anti-blanchiment ont soupçonné la société d’avoir mis en place «un gigantesque système de fausses factures», comme l'indique dans un document interne. Ils ont rédigé un rapport confidentiel concernant les allégations selon lesquelles la boîte de télécoms «proposait à ses clients, particulièrement via Lycamobile Services, un service illégal de blanchiment d’argent».

    Le document note que Lyca est «un groupe international caractérisé par une organisation complexe» et que son propriétaire, Subaskaran Allirajah, avait connu «une ascension fulgurante pour quelqu’un décrit comme un réfugié sri-lankais expatrié à Londres». Les experts mentionnent également les donations importantes faites par Lycamobile au Parti conservateur britannique.

    L’argent reçu par Lycamobile Services de ces sociétés a été versé sur les comptes de la principale branche française du groupe, Lycamobile Sarl, avant d’être transféré offshore à Madère via la banque Barclays, à Londres. Les enquêteurs français estiment que Lycamobile pourrait faire passer de l’argent obtenu grâce à des activités criminelles à travers un réseau d’entreprise complexe afin d’effacer toute trace de ses origines frauduleuses, avant de le «retourner aux instigateurs de ces infractions, après déduction de leur commission». Et d’ajouter: «Comme le groupe possède des filiales dans plusieurs pays, il est possible d’effectuer des transferts internationaux à leurs "clients" sans éveiller les soupçons.»

    «À ce stade, seule une enquête judiciaire pourrait nous permettre de confirmer ou non une fraude hypothétique», concluait le rapport.


    Le rapport est arrivé au Parquet national financier le 7 janvier 2016. Le service rassemblant des magistrats spécialisés dans la fraude fiscale et le blanchiment d’argent a été créé il y a deux ans à la suite de l'affaire Cahuzac. Aujourd'hui, le PNF est en charge de dossiers impliquant Nicolas Sarkozy, Lamine Diack, ancien président de l'Association internationale des fédérations d'athlétisme et plus récemment Google, dont les bureaux parisiens ont été perquisitionnés fin mai. Peu après la réception du rapport, le PNF a ouvert une enquête contre Lycamobile, pour des soupçons de blanchiment d'argent.

    Le directeur de Lycamobile France interpellé mercredi

    Des sources proches du dossier expliquent que, très vite, les procureurs se sont penchés sur les images filmées par BuzzFeed News l'été dernier.

    On y voit trois coursiers travaillant pour Lycamobile déposer dans plusieurs bureaux de poste londoniens des sacs renfermant jusqu'à 240.000 livres (plus de 300.000 euros), et ce deux fois par jour. Les magistrats ont ensuite dépêché des équipes de police pour surveiller des activités similaires à Paris, où des employés de l'opérateur semblaient écouler des recharges téléphoniques sur le marché noir. Des mouchards ont été installés dans leurs véhicules et leurs téléphones mis sur écoute, à l'instar de cadres de Lyca travaillant en France.

    Selon des sources proches de l'enquête interrogées par BuzzFeed News, les analyses des écoutes téléphoniques révèlent que les coursiers étaient en contact régulier avec Alain Jochimek, directeur général de Lycamobile France, comme avec les bureaux londoniens de l'entreprise. Alain Jochimek a été arrêté cette semaine et mis en examen vendredi pour blanchiment d'argent et escroquerie à la TVA.

    Les employés de Lyca étaient aussi en contact avec un couple que la police pense être des intermédiaires dans le circuit de blanchiment. Les enquêteurs ont découvert que le couple semblait contrôler la majorité des présumées sociétés-écrans qui avaient versé des millions d'euros à Lycamobile Services via ce qui semblait être de faux directeurs. L'homme et la femme ont été également mis en examen vendredi. Elle a été libérée contre une caution de 8000 euros, lui reste en détention provisoire.

    Ce n'est pas la première fois que les procureurs français ciblent Lycamobile. Des enquêteurs du PNF ont exhumé les dossiers d'une précédente enquête pour blanchiment d'argent remontant à 2006, lorsqu'une camionnette de l'entreprise avait été arrêtée à la frontière allemande, la banquette arrière dissimulant des liasses de billets non déclarés à la douane. Après une longue et méticuleuse enquête, les charges avaient été abandonnées en 2010 faute de preuves et l'existence de ce dossier n'avait jusqu'ici jamais été révélée. Mais ce dossier est aujourd'hui réexaminé à la lumière des nouvelles procédures, et BuzzFeed News est en mesure d'en dévoiler le contenu pour la première fois.

    Une nuit glaciale de février 2006, une petite camionnette bleue s'approche de la frontière d'Ottmarsheim séparant l'Est de la France et le Sud de l'Allemagne. Le véhicule est arrêté pour un contrôle de routine. Quand les douaniers ouvrent la porte latérale, ils découvrent cinq sacs thermo-soudés. Les inscriptions révèlent qu'ils ont été collectés à Paris et doivent être livrés à Rotterdam, aux Pays-Bas. Lorsqu'ils les ouvrent, les douaniers découvrent 735.000 euros en coupures de 5, 10, 20, 50 et 100 euros, accompagnés de bordereaux bancaires au nom de «Lycatel».

    Les conducteurs avaient été embauchés par Lyca pour transporter l'argent en Hollande, où il devait être déposé à la banque sur les comptes britanniques de l'entreprise. Mais cette grosse somme liquide n'avait pas été déclarée à la douane, comme l'exige la loi. Les enquêteurs allaient ensuite estimer qu'au cours de l'année précédente, l'entreprise avait fait sortir 36,6 millions d'euros de France sans la moindre déclaration douanière.

    Les chauffeurs, contractuels de Lyca, allaient expliquer aux douaniers que l'argent provenait de la vente de cartes téléphoniques Lyca par Crest Telecom, à l'époque sa filiale en France. Les douaniers notent que «ni la TVA ni les charges» n'ont été réglées sur la vente des cartes. Des équipes de policiers se mettent alors à surveiller des vendeurs Crest Telecom à Paris et les photographient en train de récolter des liasses de billets et des sacs plastique à une myriade d'adresses disséminées aux quatre coins de la capitale. Ils consignent que l'entreprise semble vendre le stock de Lyca «en liquide et sans facture» et que les grossistes sont visiblement contraints d'accepter ces conditions «sous peine de voir désactiver les cartes qu'ils revendent aux particuliers».

    Les cartons d'une enquête classée remontés des archives

    En mars 2006, le parquet ouvre une enquête sur Lyca pour «des chefs d'abus de biens sociaux, blanchiment d'argent en bande organisée, manquement à l'obligation déclarative, travail dissimulé et menace de destruction [de stock]». Le propriétaire de l'entreprise, Allirajah, est mis en examen pour avoir, «dans le cadre d'une bande organisée», détourné le produit des ventes en France «se montant à des dizaines de millions d'euros et ce dans le cadre d'un système financier opaque notamment étranger afin d'en masquer la source illicite et la destination». Milind Kangle, à l'époque DG de Lyca, est lui aussi mis en examen, avec les directeurs de Crest Telecom et ses coursiers parisiens collectant le liquide. Toutes les activités que l'entreprise mène en France doivent cesser le temps de l'enquête.

    Lorsqu'Allirajah est auditionné en juillet 2006, il explique au juge que Lyca a fait de Crest Telecom son intermédiaire pour vendre son stock en France et qu'elle prend une commission sur les ventes. Les cadres londoniens s'assuraient que toutes les ventes étaient correctement consignées, insiste-t-il, avec leurs factures et bordereaux de livraison. Aucune taxe ne devait être payée en France car, selon lui «les cartes prépayées n'étaient pas vendues par une société française», mais étaient en réalité fournies par Lycatel Irlande. À cause de la législation française, très stricte pour éviter le blanchiment d'argent, les banques françaises n'acceptaient pas les dépôts en liquide aussi élevés que les sommes collectées par Crest, ce qui obligeait l'entreprise à organiser un transfert sécurisé chaque lundi, mercredi et vendredi. Les chauffeurs avaient pour consigne de collecter l'argent à Paris et d'aller le déposer à Rotterdam sur les comptes britanniques de Lyca, via une banque partenaire.

    La police informe Allirajah que les grossistes ayant acheté le stock de Lyca, comme les employés de Crest qui l'ont écoulé, contestent sa version des faits. Selon leurs témoignages, les échanges n'ont pas été réglementaires (ils ont dit aux enquêteurs n'avoir pas signé de bons de livraison ni reçu de facture).

    Mais Allirajah ne se démonte pas. «C'est totalement faux, dit-il, ils ont menti.» Et il conteste aussi fermement l'idée que les clients aient été forcés à payer en liquide. «C'est le choix des grossistes, nous ne leur avons jamais dit que nous n'acceptions pas de chèques ou de virements.»

    Allirajah est aussi interrogé sur une découverte intriguante des enquêteurs: un mois avant le contrôle douanier, selon leurs investigations, des cadres travaillant au siège londonien de Lyca ont «fracturé les bureaux de Crest Telecom pour s'emparer des disques durs et des fichiers de la société».

    Lorsqu'Allirajah est interrogé sur ce point, il répond qu'un «audit» avait été mené après des soupçons de détournement d'argent de la part d'employés de Crest et que les cadres londoniens avaient simplement demandé qu'on leur copie le contenu des ordinateurs de l'entreprise. «D'après ce que j'ai pu comprendre, ils n'ont rien cassé», précise-t-il. Mais les enquêteurs affirment que le présumé cambriolage n'était «pas un audit, mais un véritable pillage de la société française» et que, selon les cadres de Crest Telecom, les disques durs avaient été «nettoyés» et «les Anglais ont donné comme consignes de ne plus enregistrer sur les unités centrales mais seulement sur les supports amovibles type USB».

    Au cours de l'enquête, Lyca produira des caisses de factures pour justifier les sommes en liquide découvertes lors du contrôle à la frontière et, à la fin 2010, les procureurs avaient amassé des dizaines de cartons de paperasse. Reste qu'après quatre ans d'enquête, ils allaient conclure à un manque de preuves suffisantes et demander le non-lieu. Dans leur requête, ils précisent que «des zones d'ombre subsistaient», que certains témoins-clés ont «disparu» ou ont été incapables de communiquer en français. Qu'il y avait eu des «discordances dans certains témoignages sur la remise ou non de factures.» En fin de compte, ils concluent que «les éléments recueillis par l'information ne permettent pas de caractériser avec suffisamment de certitude les infractions visées concernant tant le circuit de vente de cartes prépayées s'agissant des sociétés Lycatel et Crest Telecom que le manquement à l'obligation déclarative.»

    Les charges allaient être abandonnées en décembre 2010 et les dossiers remis aux oubliettes de la justice française, sans qu'aucun détail des enquêtes ne soit jamais révélé au public. Aujourd'hui, les cartons ont été remontés des archives et se trouvent dans les bureaux du PNF.


    Proximité entre Lycamobile et le pouvoir

    Entre les deux enquêtes, les affaires de Lycamobile se sont considérablement développées. Le revenu annuel du groupe a doublé, pour dépasser le milliard d'euros dans les deux années qui ont suivi l’archivage de la première procédure. En 2013, il se vantait qu'un nouvel utilisateur rejoignait toutes les deux secondes sa base de 30 millions de correspondants et que ses cartes étaient vendues dans des millions de boutiques à travers le monde.

    En Grande-Bretagne, Lycamobile s'est aussi rapproché des couloirs du pouvoir et de l'influence. L'année suivant l'arrêt des poursuites, l'entreprise faisait sa première donation au Parti conservateur de David Cameron, pour devenir aujourd'hui son plus gros donateur.

    Allirajah n'a pas non plus manqué de faire les yeux doux à Boris Johnson, en soutenant financièrement sa campagne de 2012, pour sa réélection à la mairie de Londres. L'équipe de Johnson a pu ainsi se servir de bureaux de Lyca pour des séances de prospection téléphonique à au moins cinq reprises et l'entreprise y est allée de ses caisses de champagne, compositions florales et autres cadeaux pour plaire à l'élu Tory, selon le registre officiel de la mairie. Johnson a répondu chaleureusement aux appels du pied d'Allirajah, en qualifiant publiquement Lycamobile de «merveilleuse entreprise» et en intervenant plusieurs fois lors de gros événements corporate.

    Et les efforts d'Allirajah pour s'attirer les faveurs de l'establishment britannique ne s'arrêtent pas là. Le magnat a pu jouir de l'hospitalité royale au château de Windsor après avoir donné 1,25 million d'euros au British Asian Trust du Prince Charles en 2012. Il a aussi offert à l'université de Cambridge près de 190.000 euros pour le développement de cursus de sri-lankais et de santé publique.

    Sur la même période, les finances chaotiques de l'entreprise n'ont cessé d'attirer l'attention des régulateurs. Une analyse de centaines de dossiers légaux menée par BuzzFeed News révèle que le cabinet d'audit KPMG aura, ces deux dernières années, signalé un total de 646 millions de livres (815 millions d'euros) sur dix succursales de Lyca où «les éléments sur lesquels nous avons pu travailler ont été limités du fait de la complexité de la structure des parties annexes au sein de laquelle fonctionne l'entreprise».

    De même, les autorités britanniques et irlandaises ont menacé de s'en prendre à 16 filiales de Lyca pour ne pas avoir déposé leurs comptes à temps. La maison-mère n'a pas non plus respecté ses obligations en ne fournissant aucun tableau financier complet de l'ensemble de ses activités. Le HMRC devrait bientôt questionner Lyca sur ses obligations fiscales et l'entreprise a d'ores et déjà réservé 12 millions d'euros de son budget pour de possibles amendes et retards d'impôt. En Belgique, elle doit 1,5 million d'euros aux autorités en pénalités et TVA impayée.

    Traduit et adapté par Cécile Dehesdin, Nora Bouazzouni et Peggy Sastre.