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    Des centaines de personnes racontent comment le harcèlement sexuel dans la tech a affecté leur carrière

    Plus de 500 personnes ont affirmé à BuzzFeed News qu'elles avaient été harcelées et discriminées quand elles travaillaient dans des entreprises de nouvelles technologies.

    «Dans tous les jobs que j'ai eu, un de mes supérieurs m'a harcelée.» «J'ai eu un chef qui m'a demandé si un collègue "me faisait mouiller". Un collègue s'est masturbé devant moi en regardant du porno et a menacé de trouver où j'habitais pour me faire du mal.» «J'étais la seule femme d'une équipe de direction de 12 personnes. J'ai été recadrée en réunion, où on m'a "mecspliqué" quel était mon domaine de compétence. Je me suis plaint aux ressources humaines (RH), et ils m'ont dit qu'ils allaient s'en occuper. Quelques semaines plus tard, on m'a remerciée.»

    Ceci n'est qu'un aperçu des quelques 800 réponses à un sondage en ligne réalisé cet été par BuzzFeed News. Il demandait aux gens de parler de leur expérience du harcèlement et de la discrimination dans le monde des nouvelles technologies. Les récits sont édifiants : plus de 500 personnes déclarent avoir fait l'objet de harcèlement et de discrimination (racisme, sexisme, âgisme, etc.), alors qu'elles travaillaient dans la tech. La plupart d'entre elles disent que ces expériences ont eu de profondes implications sur leur carrière et leur vie privée.

    La tech est l'un des nombreux secteurs – avec le divertissement, les médias, le milieu universitaire et la politique – à avoir été touché par des accusations de harcèlement sexuel et de discrimination en 2017. Le problème du harcèlement dans la Silicon Valley est illustré par des cas emblématiques, comme celui du mémo antidiversité d'un ex-employé de Google, James Damore, et des abus, comme le sexisme généralisé chez Uber dénoncé par un article de Susan Fowler ou le comportement de grandes sociétés de capital-risque, accusées de harcèlement et d'intimidation par des entrepreneuses. Ces abus sont confirmés par les centaines de réponses à notre enquête et dans les dizaines d'interviews que nous avons réalisées par la suite. Les personnes qui ont répondu décrivent en détail les effets insidieux du harcèlement et de la discrimination, ceux-là même qui sont le plus difficile à repérer. Si la plupart des réponses à notre sondage dénoncent le sexisme, les personnes qui ont participé signalent aussi d'autres formes de discrimination.

    Il ne s'agit pas de cas isolés ; mais bien d'une culture dans le milieu de la tech qui, depuis sa création, traite les femmes comme des citoyennes de seconde zone. Et c'est ce harcèlement systémique et quotidien qui finit par détruire les gens. Comme nous l'a dit une femme qui travaille dans la tech depuis des années : «Ça vient de gars qui défendent l'expression "attraper par la chatte"», en référence à la phrase de Donald Trump. On vous dit que vous améliorez la vue d'un collègue depuis son fauteuil. Le plus souvent, vous ne pouvez rien dire et si vous le faites, on vous dira que vous êtes folle et que ce n'est pas ce que vous pensez.»


    BuzzFeed News a reçu des réponses d'un large panel d'individus : des femmes, des hommes, des membres de la communauté LGBT et des personnes de différentes origines. Les résultats de notre enquête ne sont pas scientifiques : nous n'avons pas vérifié toutes les déclarations, mais seulement celles des personnes qui ont laissé leurs coordonnées et qui ont accepté d'être contactées ; en raison du sujet, la vérification est difficile. Mais le nombre et la ressemblance de ces histoires esquissent le portait d'un secteur en proie à des problèmes profondément enracinés. Elles révèlent aussi à quel point les gens qui sont victimes de harcèlement et de discrimination voient leur vie irrévocablement bouleversée.

    Nous avons recueilli le témoignage de gens qui travaillent dans des entreprises, petites ou grandes, dans des sociétés de la Silicon Valley et dans des petites villes du centre des États-Unis. Les femmes sont surreprésentées dans notre enquête : 76 % des personnes qui témoignent déclarent être des femmes. Dans le secteur des technologies, selon les données de la Commission américaine sur l'égalité des chances dans l'emploi (EEOC), 64 % des employés sont des hommes. Les membres d'une minorité raciale ou ethnique représentent 26 % des personnes interrogées ; les chiffres de l'EEOC montrent qu'environ 29 % des employés de la tech sont des Asio-Américains, des Afro-Américains ou des Hispaniques («hispanique» pouvant désigner plusieurs couleurs de peau). Vingt pour cent des personnes interrogées ont déclaré appartenir à la communauté LGBT.

    «C'est la discrimination ordinaire qui pousse les gens à vouloir arrêter de travailler.»

    Une femme avec une longue carrière dans le secteur dit avoir été «quasiment violée» lors d'une conférence au début de sa carrière, mais que c'est la façon dont elle est traitée quotidiennement par certains hommes qui la désespère le plus. «C'est la discrimination ordinaire qui pousse les gens à vouloir arrêter de travailler.»

    Elle raconte qu'il y a quelques années, lors d'une conférence, elle était assise à côté d'un employé junior de son entreprise et les gens supposait qu'il était le directeur technique –alors que c'était elle. «C'est à ça que les femmes doivent s'attendre, dit-elle. Les gens pensent spontanément qu'un homme de 19 ans est plus susceptible d'être directeur technique qu'une femme.»

    «J'ai l'impression de toujours devoir me battre pour être prise au sérieux et acceptée», confie une créatrice d'entreprise. Elle dit avoir dû quitter sa propre société à cause d'un homme à qui elle avait demandé de devenir son associé. «Il est difficile de dire que quelqu'un te discrimine parce que tu es une femme. Tu penses que tu deviens folle.»

    «On m'a touché les seins lors d'un événement professionnel»

    De telles situations peuvent vraiment nuire au bien-être émotionnel des gens. «Les expériences discriminatoires entraînent souvent une augmentation du stress, de l'anxiété, des dépressions et une diminution de l'estime de soi», explique à BuzzFeed News Erin Eatough, professeure adjointe de psychologie au Baruch College, État de New York. «Ces comportements auxquels les gens sont confrontés affectent énormément leur santé mentale.» Selon l'universitaire, ce genre d'agressions, cette zone grise, peuvent affaiblir la santé mentale et la productivité d'un-e employé-e, même si elles sont plus difficiles à détecter que les agressions physiques.

    Toutefois, de nombreux personnes ont déclaré à BuzzFeed News que le harcèlement dans la tech n'était pas du tout subtil. «J'ai travaillé dans une entreprise qui était le cliché de la start-up où rien ne va, écrit une femme. J'ai tellement été harcelée par un DRH que j'ai dû faire du télétravail pendant une semaine. Mes collègues ont demandé à la personne qui partage ma vie à quoi je ressemblais nue. On m'a fait remarquer que j'étais moins bien payée que les autres employés de l'entreprise… Quand j'ai donné mon préavis de départ, plus personne dans l'équipe de direction ne voulait me parler, ni même me regarder, et ils ont menti au reste de l'équipe sur la raison de mon départ.»

    «On m'a touché les seins lors d'un événement professionnel, écrit une autre femme. On m'a enguirlandée pour avoir dit : "Hé, ça pourrait être vu comme du harcèlement sexuel." J'ai démissionné la semaine suivante après un entretien avec mon patron, le vice-président et le DRH. On m'a dit que c'était moi qui causait des problèmes.»

    Impact sur la vie personnelle


    Parmi les victimes de discrimination ou de harcèlement qui ont répondu à l'enquête, près de 61 % ont déclaré que cela avait eu un impact sur leur vie personnelle. Des femmes témoignent que les répercussions sont à la fois psychologiques et physiques. Une femme dit avoir fait une dépression, pris du poids et dû se protéger la nuit contre les douleurs de mâchoire causées par le stress. De plus, écrit-elle : «Mon petit ami avec qui je sortais depuis deux ans m'a larguée parce que je n'étais plus très facile à vivre.»

    Une autre femme écrit avoir tenté de se suicider après avoir été victime d'agressions physiques et verbales répétées pendant une conférence, puis accusée d'avoir menti quand elle en a averti les organisateurs. «Je suis encore en état de stress post-traumatique», dit-elle.

    Le harcèlement et la discrimination peuvent également avoir un impact considérable sur la carrière des victimes. «Ça a provoqué un stress énorme dans ma vie, écrit une femme. Ça a aussi affecté ma carrière. Je ne suis jamais promue, parce que je dois changer de travail à chaque fois que les RH ne gèrent pas la situation.»

    «Il est difficile de dire que quelqu'un te discrimine parce que tu es une femme. Tu penses que tu deviens folle.»

    Ce n'est pas surprenant, selon Jay Finkelman, professeur à la Chicago School of Professional Psychology. Les employé-e-s qui sont victimes de harcèlement et de discrimination ont tendance à s'isoler sur leur lieu de travail, mais aussi à la maison, indique Jay Finkelman. De plus, «les individus dans cette situation sont plus susceptibles de démissionner, donc leur durée d'emploi moyenne diminue», explique-t-il.

    Quand son chef est allé voir le PDG de son entreprise après qu'elle l'ait dénoncé pour harcèlement, une femme a essayé de changer de service. «Mais il a bloqué toutes les tentatives de transfert. Alors je suis partie et je n'ai pas pu toucher le chômage, parce que j'avais quitté "volontairement" mon emploi. J'ai trouvé un job en freelance dans une société qui travaillait avec mon ancien patron, il l'a découvert et il a tout fait pour que mon contrat de freelance soit résilié.»

    «Je recherche activement un nouvel emploi, parce que mon employeur actuel n'a pas renvoyé mon chef, après qu'il ait défoncé une porte et m'ait crié dessus», écrit une autre femme.

    Une autre femme, qui travaillait dans de petites start-up en dehors de la Silicon Valley a quitté son travail après qu'un cadre l'a enlacée par derrière en plaisantant qu'il fallait «gifler» les employés qui faisaient des erreurs. Elle raconte à BuzzFeed News que, lorsqu'elle s'est plainte de l'ambiance, elle a reçu une mauvaise note à la case «esprit d'équipe» à l'évaluation suivante, malgré une excellente note d'ensemble.

    À son poste suivant, dit-elle, un chef l'a attrapée par les cheveux dans un bar et lui a dit qu'elle était «sexy.» «Je me suis dit : "Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour que ça recommence ?" Et, "personne ne me croira après ce qu'il s'est passé dans mon précédent travail."»


    Bien que le stéréotype du harcèlement en milieu professionnel soit celui d'un supérieur harcelant un subalterne, les personnes qui déclarent avoir été harcelées ou discriminées au travail disent l'avoir été aussi bien par des supérieurs, des collègues que des subalternes. Certes, la grande majorité des gens – 85 % – déclarent avoir été harcelés par un supérieur, mais 75 % disent l'avoir été par un collègue et 30 % par un subalterne. Les personnes interrogées pouvaient choisir plusieurs options.

    C'est peut-être dû, en partie, à la façon dont la tech, en tant que milieu professionnel, favorise le harcèlement. Qu'il s'agisse des géants de la tech ou de petites start-up, le secteur se targue d'être atypique, d'avancer vite, de briser les codes et de travailler pour offrir le plus d'avantages possible à une main-d'œuvre relativement jeune. Pour ces entreprises à croissance rapide, une bonne gestion des RH et la formation des employés au savoir-être, à la prévention du harcèlement et de la discrimination passent souvent au second plan.

    «On m' a dit que c'était moi qui causais des problèmes.»

    Alors que des reportages montraient début 2017 qu'elle encourageait à la fois les fêtes au travail et la concurrence acharnée entre employés, l'entreprise Uber est devenu la tête d'affiche des start-up à la mode, dont la culture «non conventionnelle» et fonçeuse est possible grâce à un service de RH inexistant. Et dans ce genre d'entreprises, boire de l'alcool est souvent un passage obligé. Comme le dit un employé d'une autre entreprise que nous avons interviewé : «Dans la société où je travaillais, il y avait un fût de bière dans la cuisine qui était ouvert tous les jours à une certaine heure. C'est vraiment devenu ingérable, au point qu'ils ont dû arrêter d'avoir un fût au bureau. Mais il y avait de l'alcool dans tous les événements professionnels et beaucoup de gens avaient des problèmes au travail, parce qu'ils étaient saouls.» Avoir en permanence de la bière dans le frigo peut sembler normal dans le monde des start-up, mais cela crée une ambiance de travail qui normalise la consommation d'alcool et les comportements qui vont avec.

    De nombreuses personnes répondent qu'elles n'ont pas signalé les abus qu'elles ont subis, parce qu'elles pensaient que le service des RH ne donnerait pas suite à leur plainte. Certaines femmes sont contractuelles, freelances ou entrepreneuses, et n'ont pas de service des RH vers qui se tourner. Les personnes signalant un harcèlement constatent souvent que les services des RH ne sont pas à la hauteur, pas réceptifs ou qu'ils ignorent carrément les plaintes.

    Une femme écrit qu'elle a été harcelée par un collègue lors d'un événement organisé par l'entreprise. Après qu'elle l'a dénoncé aux RH, «son supérieur m'a réprimandée et m'a dit que je ne devais pas aller voir les RH pour des problèmes qui concernaient son équipe».

    Au final, de nombreuses femmes se disent qu'elles doivent bien réfléchir avant de dénoncer un harcèlement. Plusieurs d'entre elles, après avoir signalé un cas de ce genre aux services des RH de leur entreprise, disent avoir été «congédiées» par la suite, malgré d'excellentes évaluations. D'autres disent qu'elles ont été blacklistées dans le secteur de la tech pour avoir parlé. Et pour celles qui ont intenté une action en justice contre leur entreprise, le fait de reparler de ce harcèlement devant les tribunaux a été un traumatisme. «J'étais dévastée, en plus de devoir témoigner devant le tribunal, dit une femme, je réfléchis encore pour savoir si je vais retravailler dans ce secteur.»

    Après avoir dénoncé publiquement le harcèlement au sein d'une célèbre société, «j'ai été blacklistée dans presque toutes les entreprises tech de la baie de San Francisco», écrit une autre femme qui a répondu à l'enquête. «Des amis m'ont dit qu'aucune entreprise ne voulait d'une balance comme moi, alors j'ai été au chômage pendant huit mois. Même des années après, c'est toujours difficile.»


    Sur quelques 800 réponses à notre sondage et les dizaines d'interviews réalisées par la suite par BuzzFeed News, seules quelques personnes ont indiqué dans leur récit que le service des RH de leur entreprise avaient traité leur plainte pour agression ou harcèlement de façon satisfaisante.

    «J'ai été blacklistée dans presque toutes les entreprises de tech de la baie de San Francisco.»

    Une femme d'une vingtaine d'années a raconté à BuzzFeed News que, lorsqu'elle a signalé que deux collègues l'avaient agressée sexuellement après une fête d'entreprise, le service des RH avait été «fantastique avec elle... Ils ont été très attentifs à ce que je ressentais en tant que personne».

    Elle a eu le courage de parler de ce qui s'était passé sur Google Chat avec un des hommes qui l'avait agressée – une preuve qu'elle a présentée au service des RH, ainsi que des SMS qu'il lui avait envoyé la nuit de l'agression. Quelques jours après qu'elle l'ait signalé, les RH lui ont téléphoné et l'avocat de l'entreprise lui a communiqué les résultats de leur enquête. Les deux hommes ont reconnu les faits et ont démissionné.

    La femme n'a jamais signalé l'agression à la police. Elle a déclaré qu'elle savait que les mesures du service des RH protégeaient de toute façon l'entreprise. Toutefois, elle a ajouté : «Je suis très reconnaissante du fait qu'ils m'aient soutenue et qu'ils n'aient jamais remis ma parole en question. Ils m'ont tout de suite cru. Je suis très heureuse de travailler dans une entreprise de tech qui soit juste, car je ne pense pas que ce soit partout pareil.»

    Dans un monde où, jusqu'à présent, les agresseurs et les harceleurs ne répondent que rarement de leurs actes, le cas de cette femme est trop rare – mais des signes montrent que les démissions et les suspensions de personnalités qui ont fait les gros titres pourraient inciter plus d'employés à parler. L'idée que des employés et des managers peuvent mal agir en toute impunité est remise en question, et les clauses de confidentialité, qui ont permis de faire taire tant de victimes, sont de plus en plus surveillées. Mais les attitudes, les comportements et la responsabilité vis-à-vis du harcèlement sexuel dans la tech changera vraiment, quand le secteur n'ignorera plus les plaintes ou n'excusera plus la discrimination insidieuse et persistante que tant de personnes qui ont répondu à notre enquête ont subie. Quand ce genre de comportement sera jugé aussi inacceptable que le harcèlement et les abus plus visibles, peut-être que le secteur pourra enfin être tenu responsable – et changer.

    Ellen Cushing a contribué à ce reportage.

    Ce post a été traduit de l'anglais.