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    Rokhaya Diallo: «J'ai envie de donner une chance à Cyril Hanouna»

    La journaliste et militante féministe a répondu aux questions de BuzzFeed News sur son arrivée à «TPMP», le manque de diversité dans «Quotidien», le clivage sur la laïcité parmi les féministes...

    Connue pour son engagement féministe et antiraciste, la journaliste Rokhaya Diallo a suscité la polémique en intégrant l'émission controversée de Cyril Hanouna, «Touche pas à mon poste !» (TPMP). Elle explique son choix auprès de BuzzFeed News. Elle nous parle aussi du manque de représentativité dans les médias français et des clivages qui traversent le mouvement féministe.


    Sur son arrivée dans «Touche pas à mon poste !»

    Cette rentrée, vous intégrez l'équipe de «Touche pas à mon poste !», émission qui a pourtant suscité de nombreuses polémiques avec ses séquences jugées racistes, sexistes, homophobes... Qu'allez vous faire là-bas?

    Effectivement, je vais être dans l'émission une fois par semaine. Il se trouve que je connais Cyril Hanouna depuis un certain nombre d'années. C'est une personne pour qui j'ai de la sympathie. Il m'a régulièrement proposé de venir dans son émission, mais le format de l'époque ne me permettait pas d'exercer mon métier comme je le voulais. Je n'avais pas envie de me déguiser en koala ou de raconter ma vie personnelle.

    S'agissant des polémiques, je suis d'accord avec les gens qui ont été heurtés, blessés et qui se sont mobilisés. Je trouve que c'est plutôt une bonne chose de voir qu'une mobilisation numérique peut donner lieu à des sanctions du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et des excuses de Cyril Hanouna. Il est donc venu me voir en me disant qu'il souhaitait modifier un peu le format de l'émission en changeant la rédaction en chef, en appelant de nouveaux chroniqueurs (dont le journaliste Rachid Arhab dont je respecte énormément le travail) et j'ai trouvé cela intéressant. Il se trouve que j'étais une téléspectatrice de la première heure, notamment lorsque l'émission était sur France 4. Cyril Hanouna a commis des fautes, qui ont été sanctionnées. Je crois au pouvoir de la sanction et de la rédemption; j'ai envie de lui donner une chance et de croire en la proposition qu'il m'a faite.

    Pour justifier votre participation, vous dites qu'il y a eu une prise de conscience de Cyril Hanouna. Or, dans chacun de ses prises des paroles, il laissait entendre qu'il était victime d'une manipulation. Des chroniqueurs comme Jean-Michel Maire (accusé d'agression sexuelle) sont également reconduits. Vous pouvez balayez cela d'un revers de la main?

    J'attends que l'émission commence et je fais plutôt confiance à la proposition qui m'a été faite. C'est-à-dire d'être ce que je suis: une journaliste du monde culturel et politique et de faire de la critique médias. Après, je suis libre d'intervenir comme je le souhaite, je ne suis pas obligé d'y retourner si l'émission ne me convient pas. Mais vraiment, aujourd'hui, j'ai envie d'y croire, parce que je suis une enfant de la télé, parce que c'est une émission suivie par un public très populaire dont on parle très peu. C'est un public qui n'est pas non plus forcément respecté et à qui j'ai envie de parler tout simplement.

    «Une émission comme "Quotidien", je ne comprends pas comment c'est possible aujourd'hui. Je n'ai jamais vu un seul chroniqueur noir.»

    Certains disent que vous servez de caution pour redorer l'image de l'émission, qu'est-ce que cela vous inspire?

    Je peux comprendre les interrogations, mais comme je l'ai dit, Cyril Hanouna ne m'a pas sollicité que cette année. C'est une proposition qu'il me fait de manière récurrente. Après, j'ai l'habitude d'intervenir dans des médias dont la ligne peut ne pas plaire: je travaille à RTL depuis longtemps, et c'est aussi la radio où officient [le polémiste d'extrême droite] Éric Zemmour, [la directrice de la rédaction de Causeur] Élisabeth Lévy ou même [l'éditorialiste du Figaro] Ivan Rioufol. Ce dernier m'avait quand même demandé de me désolidariser des attentats terroristes parce que je suis musulmane! et je suis encore à RTL. Je pense que le débat, c'est aussi important. La représentation de toutes les opinions et de toutes les physionomies, c'est important. Est ce que je sers de caution? On peut se poser la question partout, car partout où je vais [dans les médias], je suis la seule femme noire.

    Vous êtes autour de la table et Cyril Hanouna fait un canular homophobe par exemple, que faites-vous? Vous quittez le plateau?

    Je n'en sais rien. Je réagirai comme je fais toujours, mes réactions ne sont pas anticipées. Généralement, lorsque j'entends des propos qui me heurtent, je réagis et je le souligne. On verra bien.

    Sur le manque de représentativité dans l'émission «Quotidien»

    Il y a eu plusieurs cas de blackfaces de youtubeurs, le dernier date de cette semaine. Comment expliquer qu’en 2017, tant de gens ne soient pas conscient de l’aspect raciste de cette pratique, qui consiste à se «déguiser» en Noir?

    Je pense qu'il y a un énorme problème d'inculture en France sur les questions raciales. Beaucoup de gens ne connaissent rien à l'histoire coloniale, à l'histoire de l'esclavage mais du point de vue spécifiquement français. Il n'y a pas beaucoup de gens qui sont dans des positions où ils pourraient répondre directement à ce genre de pratiques. C'est un problème de déni qui produit de l'inculture. Aujourd'hui, les médias français ne sont pas du tout à le reflet de la France telle qu'elle est aujourd'hui. Une émission comme «Quotidien», je ne comprends pas comment c'est possible aujourd'hui. Je n'ai jamais vu un seul chroniqueur noir. Il y a une impensée y compris chez des gens de gauche portant des valeurs progressistes.

    Comment corriger cela, ça passe par la discrimination positive?

    Il faut être volontariste. L'entre-soi produit de l'entre-soi. Il faut dire «je décide que mon équipe doit avoir tant de femmes, tant de personnes d'origines asiatiques, d'origine roms, etc. Il faut diversifier ses sources de recrutements. Et lorsque quelqu'un a été discriminé parce qu'il est Noir ou Arabe et que malgré tout ça il arrive a produire un CV de journaliste et à venir le donner à une grande maison de production, ça veut dire qu'il a des qualités, qu'il a réussi à braver tous les obstacles du racisme systémique. Même en étant juste utilitariste, on a intérêt à faire travailler des gens qui ont fait preuve de ténacité. Il faut qu'on dise à un moment «on est tous Blancs, on est tous des mecs, on s'appelle tous Quentin et Martin, eh bien il nous faut quelqu'un qui ait un autre prénom qui ressemble à autre chose et qui va permettre à d'autres gens de s'identifier».

    Quelque chose me touche beaucoup avec «TPMP», c'est que Cyril Hanouna est d'origine tunisienne et c'est la première fois que je vois quelqu'un d'origine maghrébine l'aborde dans son émission de manière aussi récurrente au point de faire des jeux en arabe. On ne comprend pas pourquoi l'émission marche, mais il y a des gens à qui ça parle. C'est aussi important de montrer cette France qui est diverse et qui n'a pas vraiment d'endroit où elle peut se reconnaître.


    Sur la polémique autour de l’association féministe Lallab

    Lallab est une association qui souhaite «faire entendre les voix des femmes musulmanes». Des internautes, notamment des comptes de la fachosphère ou liés au Printemps républicain, se sont mobilisés pour dénoncer le fait que cette association allait pouvoir bénéficier de trois services civiques, accusant entre autres Lallab de faire de la «propagande islamiste». Rokhaya Diallo a signé la tribune publiée sur le site de Libération, intitulée «Stop au cyberharcèlement islamophobe contre l'association Lallab». Pour en savoir plus sur cette polémique, lisez notre article.

    Pourquoi avoir choisi de signer la tribune défendant l'association féministe Lallab?

    «J’ai signé la pétition parce que j’ai l'impression que toutes les organisations qui souhaitent lutter contre les clichés islamophobes sont taxées de radicalité, d'extrémisme. On prétend qu’elles ont des liens avec [la confrérie islamiste des] Frères musulmans, qu’elles sont islamistes. On reproche à Lallab le fait qu’elle estime que la loi de 2004 sur les signes religieux à l'école a exclu plusieurs jeunes femme de l'école, et moi je suis complètement d'accord avec ça. Cette loi a été votée parce que la loi de 1905 ne permettait pas cette exclusion-là. C’est donc une exception au principe de laïcité. Ça ne veut pas dire que je prône le fait de voiler toutes les femmes de France et de Navarre. Je ne vois pas pourquoi Lallab n’aurait pas le droit de s'interroger [sur cette loi].

    Qu'est-ce que cela dit du climat actuel?

    De forts soupçons pèsent sur les personnes musulmanes qui prennent la parole. On a du mal à imaginer qu’il y a une prise de parole de la part des gens qui sont musulmans qui ne soit pas «militante», mais au sens d’«extrémiste». Je pense notamment au Collectif contre l'islamophobie en France, qui a été victime d’une campagne de stigmatisation extrêmement importante dans le cadre national français alors que c’est une association qui est reconnue par les Nations unies. J’ai été amenée à la côtoyer dans des débats internationaux sans que personne ne s’interroge sur leur légitimité, parce que leur légitimité vient simplement de leur travail. Pour les gens qui se posent dans l’espace public comme étant musulmans, il y a une grande difficulté à prendre une parole qui serait perçue comme neutre, et ça, c’est vraiment quelque chose qui est problématique.

    Pour Lallab, il y a une dimension supplémentaire: ce sont des femmes et, en général, les femmes qui prennent la parole dans l’espace public sont harcelées. Je pense que toutes les féministes, y compris moi, ont été exposées à des menaces de viol. Pour certaines, elles ont vu leur adresse divulguée. Il y a quelque chose de l’ordre de l’intimidation physique. On leur laisse entendre qu’on va leur ramener à leur condition de femmes en les agressant, car il y a toujours ce préjugé de la faiblesse physique, et du fait qu’elles peuvent être agressées sexuellement.

    J’ai signé cette pétition pour dire que c’est une association qui est très bienveillante, avec des ondes très positives. Je trouve incroyable qu’une toute petite association cristallise autant de haine.


    Sur les féministes qui estiment qu’on ne peut être féministe et musulmanes

    Certaines féministes ont pris la parole pour s’opposer à Lallab, en arguant du fait qu’on ne pourrait pas être féministe et musulmane. Vous êtes vous-même féministe et musulmane. Que pensez-vous de ce débat?

    Je trouve que donner des brevets de féminisme aux autres femmes, c’est antiféministe. Jamais je ne contesterai à une femme, quelle qu’elle soit, le droit de se revendiquer comme féministe. Ce qui me dérange, c’est quand des femmes souhaitent imposer des choix à d’autres femmes.

    Je suis musulmane, et comme les gens peuvent le voir je ne suis pas voilée. Mais je revendique de militer pour que les femmes fassent des choix qui ne sont pas les miens. Je n’ai pas envie de vivre dans un monde où tout le monde me ressemble et fait des choix qui sont exactement identiques aux miens. Il y a une pluralité aussi bien dans la sphère musulmane que dans la sphère extra-musulmane, et c’est pour cette pluralité-là que je milite. Je suis ravie de vivre dans un pays qui me permet de vivre avec des femmes qui font des choix différents. Et qui peuvent être unies par un projet commun.

    Je pense qu’il y a une question générationnelle, qu’il y a des féministes qui ne comprennent pas l'évolution du pays et qui font des analogies qui renvoient systématiquement les femmes françaises voilées à l’Iran, à l’Afghanistan, à l’Arabie saoudite. Comme si ces femmes étaient liées à des pays étrangers, alors qu’elles sont françaises, nées en France, et que leurs choix n’ont rien à voir avec les choix de théocraties autoritaires. Je milite autant pour que les femmes aient le droit de se voiler en France que pour le fait qu’elles aient le droit de se dévoiler dans d’autres pays. C’est un choix qui me semble assez simple à comprendre: celui de disposer de son corps.


    Sur les violences policières

    Dans certains portraits, on peut lire que vos engagements militants sont nés après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés alors qu’ils tentaient de fuir la police en 2005. Douze ans après, quel regard portez-vous sur la police en France?

    Malheureusement, il y a toujours une douzaine, une quinzaine de personnes qui meurent tous les ans entre les mains de la police française ou de la gendarmerie. Ces personnes ont pour point commun d'être plutôt jeunes, issues de quartiers populaires, surtout d'origine maghrébine, Noir, Roms ou d’origine chinoise. Il y a toujours autant de violences policières et pas de dispositif gouvernemental pour lutter contre. C’est comme si les décès de Zyed et Bouna n’avais pas servi de leçon.

    Les médias ont beaucoup de mal à reconnaître qu’il y a cette dimension raciale. Ce que je trouve intéressant c’est la manière dont on dépeint les crimes policiers aux Etats-Unis et en France. Quand j’entends qu’un policier blanc a tué un Noir, c’est jamais pour parler de la France. On nous parle de Mike Brown, d’Eric Garner aux Etats-Unis, on décrit très bien tous les enjeux raciaux qui font que cette personne noire a été exposée à une violence qui a mis fin à sa vie. Et quand c’est en France, tout d’un coup, on nous parle de Théo, on devine qu’il est Noir parce qu’on voit sa photo mais personne n’ose le dire. Adama Traoré, on devine qu’il est Noir parce que son nom a une consonance africaine, mais personne n’explique le lien entre sa couleur de peau et sa mort. Est-ce que vous avez déjà entendu parler de la couleur de peau des policiers? Moi jamais. Il y a un impensé, une incapacité à nous regarder nous comme une société post-coloniale.


    Sur les questions noires en France

    Du 12 au 29 octobre, la Maison des métallos, à Paris, tient une exposition, inspirée de votre livre Afro! (Éd. Arènes, 2015) réalisé avec la photographe Brigitte Sombié. Comment avez-vous été amenée à vous intéresser à la question de la beauté et des cheveux des personnes afrodescendates?

    La question du cheveu, du corps, c’est une question politique. Ce qu’on considère comme beau aujourd’hui, c’est ce qui a été décidé comme beau par des rapports de force et de domination historiques. Aujourd’hui, ce qui est considéré comme beau c’est la peau claire, les yeux clairs, les cheveux clairs. C’est ce qui domine les représentations dans les magazines féminins, et pas seulement en France mais aussi dans le monde. Les Blancs doivent représenter 20 % de la population mondiale, ce n’est pas du tout la norme, c’est une minorité mais qui a réussi, du fait des conquêtes coloniales, à imposer ses corps comme étant les corps de la norme et de la domination esthétique.

    Le combat pour la beauté, c’est aussi un combat politique. Les Noirs, qui ont été réduits à l'esclavage, ont aussi été humiliés dans leur physionomie. On a considéré que leur peau noire était un marqueur de laideur, que leurs cheveux n'étaient pas beaux et du coup il y a eu des conditionnements qui ont donné lieu à des défrisages, à des transformations. Pour les femmes noires, la norme dominante, c'est vraiment de cacher ses cheveux ou de les défriser avec des produits chimiques.

    Vous travaillez aussi pour BET, une chaîne de divertissement américaine, dédiée à la culture noire et qui s’est lancée en France en 2015. À quoi ça sert, une chaîne communautaire?

    Je suis présentatrice sur cette chaîne et j'anime une émission culturelle qui s'appelle BET Buzz où on invite des gens à présenter leur production culturelle. C'est une émission qui se veut plus ouverte à la France d'aujourd'hui, à la France pas forcément bien représentée sur les plateaux de télévision. C'est important d'avoir des espaces comme cela car il n'y a pas beaucoup d'endroits ou je peux parler du whitewashing [quand des acteurs Blancs incarnent des personnages de couleur], par exemple. Il faut rappeler que les personnes minoritaires sont discriminées et qu'elles n'ont pas beaucoup d'endroits pour travailler.

    Retrouvez l'interview dans son intégralité ici:

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