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    Pourquoi «fiotte», «tarlouze» ou «tapette» sont des propos homophobes

    «L’insulte sert à mettre à distance l’homosexualité, qu’elle soit prononcée ou pas vers un gay ou une lesbienne».

    «Fiotte», «tarlouze», «tapette», «enculé»... Ces insultes sont partout. Dans les cours d’écoles, dans les vestiaires de stades, dans la rue, à la télévision. Quand le joueur du PSG Serge Aurier avait qualifié son entraîneur Laurent Blanc de «fiotte», beaucoup juraient la main sur le cœur que cela n’avait rien d’homophobe. Quand Karim Benzema qualifie son comparse Valbuena de «tarlouze» ou que David Douillet parle de «tapette», on ne leur dit rien ou presque. Et enfin lorsque JoeyStarr trouve qu'André Manoukian est «une grosse tarlouze», certains lui trouvent des circonstances atténuantes.

    «C’est pour rigoler», «tout le monde le dit»... Peut-on vraiment justifier l’emploi de ces expressions? BuzzFeed News décrypte point par point des arguments souvent déployés pour relativiser la gravité des mots.

    Argument n°1: «Ces insultes ne sont pas homophobes»

    Immédiatement après les propos de Serge Aurier, de nombreux internautes et des journalistes ont dit ne pas voir de connotation homophobe dans le mot «fiotte». «On peut déplorer le manque de délicatesse de l’expression d’Aurier: c’est cependant son langage à lui, l’accusation d’homophobie relevant par ailleurs de la malhonnêteté intellectuelle — c’est hélas parfois ainsi que les gens s’expriment», écrivait par exemple Libération.

    «Un homo efféminé sera une "tapette", une "tafiole", extraverti il sera une "folle", ou "queen"» 

    Un indice permet cependant de se rendre compte que l'injure n'est pas neutre. Est-il courant qu'une femme soit qualifiée de «fiotte», de «tapette», ou de «tarlouze»? Non. Ces insultes ne visent que les hommes, pour une raison simple: parce qu'elles ont précisément pour but de dénigrer la masculinité de l'interlocuteur.

    Nous vivons dans une société patriarcale, c'est-à-dire que les hommes sont ceux qui ont le plus de pouvoir, de privilèges, d'argent, et de responsabilité. Un exemple: les inégalités de salaires entre hommes et femmes à poste égal se réduisent, mais très lentement.

    «Le sexisme est un puissant instrument de hiérarchie des hommes entre eux en même temps qu’il hiérarchise entre les hommes et les femmes», explique à BuzzFeed Sébastien Chauvin, sociologue à l'université d'Amsterdam et auteur de Sociologie de l’homosexualité. Il y a l'idée que la virilité est toujours faillible». En clair, l'homophobie et le sexisme vont de pair.

    «C'est pour cela qu'on utilise le mot "fiotte", contraction du mot "fillotte", qui veut dire "petite fille". Car tous les termes pouvant remettre en cause la masculinité des homosexuels sont bons à prendre, et on préfère généralement utiliser des noms féminins: insulte suprême», explique sur Arte le documentariste Maxime Donzel qui est remonté aux origines des différentes insultes homophobes.

    «Prenons "tante", par exemple: alors qu'on appelait "oncle" un homme entretenant et profitant des faveurs sexuelles d'une jeune femme, on appelle "tante" un homme qui fait de même avec un jeune homme. Et par extension cela donne "tata", ou "tantouze". Un homo efféminé sera une "tapette", une "tafiole", extraverti il sera une " folle", ou "queen" (une "reine" en anglais)», ajoute-t-il.

    «Certains croient que l'insulte, pour être homophobe, doit s'adresser à une personne homosexuelle, or ce postulat est faux»

    Les insultes comme «fiotte» ou «tante» sont donc à la fois homophobes et sexistes: elles sous-entendent que les hommes homosexuels seraient en fait des femmes, et par là, sous-entendent aussi qu'il est honteux d'être une femme.

    Argument n°2: «C'est pas grave, il est même pas gay»

    Un autre argument souvent rencontré est celui selon lequel on a le droit d'utiliser ce genre d'insultes tant qu'elles ne visent pas un homosexuel.

    «Certains croient que l'insulte, pour être homophobe, doit s'adresser à une personne homosexuelle, or ce postulat est faux, comme pour les insultes racistes ou sexistes», explique Sébastien Chauvin. Pour décrypter cette «homophobie ordinaire», il ajoute:

    «Ces insultes peuvent aussi être dirigées vers des gens que l'on pense homosexuel-les (des hommes hétéros perçus comme efféminés par exemple) ou vers des hétéros sur le mode de l'humour. [...] L'insulte sert à mettre à distance l'homosexualité, qu'elle soit prononcée ou pas vers un gay ou une lesbienne.»

    Peu importe la personne visée, l'idée est la même: «être homosexuel = être faible».

    Sébastien Chauvin continue: «C’est aussi un rituel pour hiérarchiser les hommes et les discipliner collectivement, pas seulement le destinataire de l’insulte. Cela renvoie un message général selon lequel les hommes doivent tenir leur rang et, parmi eux, les gays doivent rester dans le placard.»

    Insulter quelqu'un par ces termes, c'est renforcer l'idée selon laquelle la norme du courage et de la force est incarnée par l'homme viril. La faiblesse et la lâcheté étant réservées aux femmes et à tous ceux qui s'en rapprochent.

    Argument n°3: «C'est juste pour rire, tout le monde parle comme ça»

    Une des réponses les plus fréquentes lorsque quelqu'un emploie des mots comme «tapette», est que «c'est juste pour rigoler». Le fait que ces insultes soient répandues et proférées le plus souvent dans un contexte «bon enfant» –dans les cours de récré, dans les stades de foot, à la machine à café– tendrait à minorer leur caractère homophobe.

    Mais l'humour est souvent le vecteur de préjugés, et de blessures pour les personnes visées. «Il faut savoir que justement des études montrent que la discrimination passe énormément par l'humour», balaie d'emblée Sébastien Chauvin. Un mécanisme très bien démontré dans ce dialogue fictif écrit par le doctorant en sociologie Denis Colombi.

    Même à leur niveau, les blagues de ce genre contribuent implicitement à renforcer la supériorité des hommes forts et virils, et donc à rabaisser tous les autres.

    «Humilier, caricaturer, ironiser sur les femmes et les homosexuels, en faire le cristallisoir de nos sentiments les plus vils»

    L'association Les Dégommeuses, qui lutte contre les discriminations dans le foot, l'explique dans une tribune à Libération:

    «Humilier, caricaturer, ironiser sur les femmes et les homosexuels, en faire le cristallisoir de nos sentiments les plus vils, sont des habitudes largement partagées. Cela peut même faire partie de ces petites connivences qui soudent un vestiaire ou une salle de rédac. Tout cela n’est pas si grave au fond, tant que cela ne s’ébruite pas et que la "fiotte" désignée est extérieure au groupe».

    Argument n°4: «C'est pas grave»

    Conforter un système dans lequel les femmes, les homosexuels et tous ceux dont la virilité n'est pas évidente (selon les normes imposées) sont considérés comme faibles, a de réelles conséquences. Cela renforce des clichés qui, indirectement, peuvent justifier des agressions voire des crimes homophobes ou sexistes.

    En 2014, SOS Homophobie a enregistré 2197 propos et actes à caractère homophobe, le deuxième chiffre le plus élevé depuis 1997 (le plus important était en 2013, année de la loi instaurant le «mariage pour tous»).

    Et puis, il y a la conséquence directe dont de nombreux homosexuel-les peuvent témoigner: renforcer la difficulté pour eux/elles à révéler leur orientation. Avant le coming out, il y a parfois (et même souvent) la peur de le dire. Et cette crainte peut aussi s'expliquer par l'image dénigrée de l'homo, véhiculée par une partie de la société.

    «Un gay apprend sa différence sous le choc de l’injure et de ses effets», constate Didier Éribon, philosophe et sociologue auteur notamment de Réflexions sur la question gay.

    «Avant même de comprendre qu’il est homosexuel, l’enfant aura entendu, voire même utilisé, l’injure homophobe dans la cour de récréation de l’école primaire. Quelle pourra être sa réaction le jour où il comprendra que cette injure le désigne, le constitue, le condamne? Qu’elle fait de lui [...] un "stigmatisé", un être à tout jamais coupé du monde de la "normalité"?», analyse le psychologue belge Patrick Hannot dans un mémoire sur la question. Notre société étant «hétérocentrée», c'est-à-dire que tout le monde est présumé hétérosexuel, jusqu'à preuve du contraire.

    «Maman, ils me traitent de pédé, mais ce n’est pas vrai»

    Et lorsqu'une personne homosexuelle n'est pas directement visée par l'insulte, celle-ci ne fait pas moins des dégâts. L’adolescent qui découvre son homosexualité ,«même s’il n’a jamais été la cible d’une injure homophobe, a entendu ou utilisé lui-même des expressions injurieuses ou dégradantes à l’égard du sous-groupe auquel il est censé désormais appartenir», interroge Patrick Hannot.

    Et de poursuivre:

    «Comment peut-on être pédé? Comment peut-on accepter d’être une tapette, une tarlouze, un sous-homme? On comprendra que le taux de suicide chez les jeunes qui découvrent leur homosexualité est important. Comment ne pas penser à Matteo, ce jeune italien de 16 ans, qui s’est défenestré le 3 avril 2007 en laissant ce message à sa mère: "Maman, ils me traitent de pédé, mais ce n’est pas vrai." Il y a là une souffrance réelle.»

    Et même quand ces insultes sont juste échangées entre hétéros, elles ont un effet nocif: «Elles sont aussi importantes pour les personnes qu'elles visent que pour les personnes qui les profèrent, car cela sert à rassurer leur virilité. L'homophobie est un mécanisme de régulation entre hommes, notamment dans les milieu non-mixtes», explique Sébastien Chauvin.

    Dans son mémoire, Patrick Hannot interroge un homosexuel qui résume assez bien le problème:

    «Ce sont des considérations machistes. C’est le féminin qui est rejeté. Ce qui doit changer, c’est le rapport que les hommes ont avec les femmes. Quand ce rapport sera amélioré, il n’y aura plus d’homophobie.»