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    «Chintok», «jaune», «bol de riz»... cet omniprésent racisme anti-asiatique

    «Il y a beaucoup de blagues contre notre communauté à la télévision, à l'école, dans la rue... Les gens trouvent ça tolérable et se réfugient derrière l'humour. Sauf que ce n'est pas drôle, ça blesse et parfois ça tue.»

    Dukhwan Kim, originaire de Corée du Sud et âgé de 18 ans, semble stressé et un peu timide. Avant de présenter sa chanson, il donne son nom et tente de l'épeler pour que le jury face à lui puisse le retenir ou au moins faire semblant. «On va t’appeler Luc», lâche Joey Starr, satisfait d'amuser ses comparses André Manoukian, Sinclair et Élodie Frégé, qui rient aux éclats. La scène humiliante qui suit dure près de trois minutes, et est un exemple parmi d'autres du racisme ordinaire que vivent les personnes asiatiques en France. Tournée en différé, elle a tout de même été diffusée en plein prime time sur D8 le 23 novembre 2015 dans Nouvelle Star.


    Les exemples de «bons mots» ou «de petites blagues» contre la communauté asiatique sont légion. À la télévision française, dans les cours de récré comme dans les quartiers chics de la capitale, les Asiatiques sont tous Chinois et ces Chinois ont les poches pleines d'argent liquide et raffolent tous de chien.

    Cet «humour» bien installé en France et qui suscite rarement l'indignation est toutefois de moins en moins accepté. Encore moins depuis que Chaolin Zhang, un couturier de 49 ans originaire d'Aubervilliers, a été agressé par trois hommes qui voulaient voler le sac d'un de ses amis. Après avoir reçu de nombreux coups, le père de famille s'est écroulé au sol en percutant violemment le bord du trottoir. Il est décédé cinq jours plus tard.

    «Ces blagues, ces préjugés, commencent dès l'école. Lorsque certains enfants sont interrogés sur ce qu'ils veulent faire plus tard, ils répondent: "Rien, je suis Chinois."»

    Dimanche 4 septembre par exemple, des dizaines de milliers de personnes, majoritairement d'origine asiatique, ont défilé à Paris pour exiger plus de sécurité. Mais aussi pour dénoncer «le racisme dont la communauté est victime». «Les agresseurs pensaient que Chaolin Zhang et ses amis avaient de l'argent. Ils pensaient cela parce que les préjugés selon lesquels tous les Chinois sont faibles ou se promènent avec de l'argent liquide, sont tenaces», explique à BuzzFeed News Tamara Lui, présidente de l'association Chinois de France-Français de Chine et membre du comité de soutien de la famille Zhang. Selon elle, l'équation peut être mortelle.

    «Les trois agresseurs de Chaolin Zhang ont été interpellés mais le procureur n'a pas retenu le mobile raciste. On verra si le juge le retient, mais cela peut étonner puisque l'un des jeunes avait déjà attaqué des personnes asiatiques et était placé sous contrôle judiciaire après l'agression d'un commerçant chinois. Les autres ont dit aux policiers qu'ils avaient attaqué Chaolin parce qu'ils "entendaient souvent dire que les Chinois ont de l'argent"», pointe Tamara Lui.

    JO, Touche pas à mon poste... adeptes des blagues racistes

    Le racisme contre la communauté asiatique semble difficile à admettre. «Cela ne suscite pas d'indignation. Il y a beaucoup de blagues contre notre communauté à la télévision, à l'école, dans la rue... mais les gens trouvent ça tolérable et se réfugient derrière l'humour. Sauf que ce n'est pas drôle, ça blesse et parfois ça tue», renchérit-elle.

    Dans Touche pas à mon poste par exemple, Cyril Hanouna peut cibler la communauté asiatique presque quotidiennement en se moquant des supposés yeux bridés d'un de ses chroniqueurs, ou en imitant «l'accent chinois». Et amuser ses millions de «fanzouzes» sans que le CSA ou d'autres institutions s'en émeuvent.

    Les auteurs de ces «blagues» peuvent aussi résider dans le service public. Thomas Bouhail, consultant pour France Télévisions lors des Jeux olympiques de cet été, a cru bon de comparer les gymnastes japonaises à des Pikachus:

    «On dirait un petit manga, y a tous les petits personnages qui sont contents. On se croirait vraiment dans les dessins animés. Des petits Pikachus de partout, et tac-tac-tac-tac.»

    «Elle aura bien mérité son bol de riz!» s'était aussi exclamé Philippe Candeloro à propos d’une patineuse artistique japonaise, lors des JO de Turin en 2006. Le racisme anti-asiatique semble «totalement décomplexé» et touche même les plus hautes institutions, déplore Tamara Lui. Dans Le Point (magazine par ailleurs condamné en 2014 pour diffamation envers les immigrants chinois), on apprend par exemple que des enquêteurs de la police nationale surnommaient officiellement un réseau de blanchiment d'argent de grossistes chinois...«Fièvre jaune».

    «De fait, le slogan "Black, Blanc, Beur", exclut la communauté asiatique sans que cela ne choque qui que ce soit.»

    «Ces blagues, ces préjugés, commencent dès l'école. Des enfants me racontent que certains de leurs camarades répondent: "Je ne joue pas avec toi car tu es Chinois." Lorsqu'ils sont interrogés sur ce qu'ils veulent faire plus tard, certains répondent: "Rien, je suis Chinois"», regrette Tamara Lui, qui interroge:

    «Est-ce que la société française est raciste envers la communauté asiatique? La question mérite au moins d'être posée. Ce qui est certain, c'est qu'il y a une forme de méconnaissance et de jalousie envers la communauté. C'est aussi alimenté par les médias qui ne proposent de parler des Asiatiques que lorsque ce sont des touristes avec de l'argent qui se font voler ou des salariés adeptes de la contrefaçon ou du travail au noir.»

    Le rappeur français d'origine cambodgienne Lee Djane fait le même constat sur ce racisme présent dès le plus jeune âge. Il le résume dans son titre Ils m'appellent Chinois, sorti en 2015.

    «Beaucoup de jeunes asiatiques sont perdus à cause de tous ces préjugés et ces blagues récurrentes, estime Lee Djane. Il peut y avoir une vraie crise identitaire car on leur enlève une confiance qu'ils avaient en eux. Ils ne méritent pas cela.» Le rappeur prend l'exemple du célèbre slogan «Black, Blanc, Beur», censé illustrer la réussite française du vivre-ensemble. «De fait, ce slogan exclut la communauté asiatique sans que cela ne choque qui que ce soit. Mais je pense que les choses vont bouger avec la nouvelle génération. On a envie d'ouvrir notre bouche», se rassure-t-il.

    Face au racisme, le clivage entre les jeunes et les anciens

    Lee Djane et Tamara Lui estiment que l'ancienne génération «n'osait pas trop souligner ces discriminations». Feng, 27 ans, rencontré à la manifestation de dimanche, avance une explication:

    «L'ancienne génération retient la France comme étant un pays d'accueil pour les réfugiés politiques qu'ils étaient. Ils relativisent aussi tous les clichés sur les Chinois en expliquant que c'est juste de l'humour. Aujourd'hui, la nouvelle génération pense au contraire que ce sont ces blagues qui renforcent les préjugés racistes. Et ce sont ces préjugés racistes qui peuvent tuer.»

    Il rappelle qu'avant la mort de Chaolin Zhang, deux manifestations (en 2010 et en 2011) avaient déjà été organisées par la communauté pour protester contre l'insécurité et les agressions à répétition. Cinq ans après, les choses semblent s'aggraver. Depuis le début de l’année, 105 plaintes pour des agressions contre la communauté chinoise ont été enregistrées à Aubervilliers, contre 35 sur la même période l'année dernière.

    Pour Nonna Mayer, sociologue spécialiste de la question, ce racisme, qui «ressemble à bien des égards à l’antisémitisme», repose sur un paradoxe. Alors que 71% des personnes interrogées dans le dernier baromètre de la commission nationale consultative des droits de l’homme estiment ainsi que les Asiatiques sont «très travailleurs», les personnes qui les jugent positivement sont ceux qui ont les profils les plus racistes:

    «Cette image de réussite suscite des sentiments ambivalents comme la jalousie ou le ressentiment. On leur reproche ce qu’en même temps on loue: leur travail, leur discrétion», explique-t-elle à Europe1.

    «Ce n'est pas le même racisme que celui dont peut être victime les communautés juive ou musulmane, il n'y a pas de haine idéologique, mais il y a une vraie méconnaissance», analyse quant à elle Tamara Lui, qui dénonce aussi les explications des autorités ou des médias après chaque agression:

    «Certains disent que les Chinois sont attaqués car ils ont beaucoup de liquide sur eux, mais cette réponse est scandaleuse. C'est comme dire qu'une femme a été violée parce qu'elle avait une jupe trop courte.»

    En 2010, La Licra «n'observait pas» le racisme anti-asiatique

    Alors comment expliquer que ce racisme contre la communauté asiatique puisse prospérer aussi librement? «Nous sommes sous-représentés numériquement. La communauté asiatique étant absente sur la scène politique, médiatique, ou artistique, il y a un boulevard pour se moquer d'elle», estime Lee Djane. La question ne semblait pas non plus intéresser les différents gouvernements jusqu'à présent. Dans sa dernière campagne contre le racisme intitulée «Tous unis contre la haine», le gouvernement ne mentionne jamais le racisme anti-asiatique et aucun clip vidéo ne concerne cette communauté.

    D'autres mettent aussi en cause le soutien des associations antiracistes comme le Mrap, la Licra ou SOS Racisme, qui serait très discret voire inexistant. «Je ne sais pas pourquoi il n'y avait pas plus de représentants d'associations antiracistes dimanche. C'est vrai que cela aurait été fort que la manifestation soit supra-associative. En tout cas on a tenté cela, mais ça n'a pas été le cas», regrette par exemple Tamara Lui.

    Interrogés par Le Monde, SOS Racisme et la LDH ont mis en avant le thème surtout sécuritaire pour expliquer leur grande discrétion à la manifestation. S'agissant de la Licra, son président Alain Jakubowicz avait déjà dû s'expliquer à ce sujet en 2010. Il avait alors déclaré à Slate ne «pas observer une montée particulière du racisme à l’encontre des communautés asiatiques» et ne pas souhaiter «créer de communautarisme autour du racisme». Il ajoutait:

    «Le racisme anti-chinois ne constitue pas l'un des grands problèmes à venir.»

    Joint par BuzzFeed News, Alain Jakubowicz explique «assumer ces propos de 2010», mais ajoute «que l'époque a changé»: «Nous n'avions pas les éléments d'aujourd'hui. Et les victimes ne nous contactaient pas alors que les choses changent maintenant.» Précisant que la Licra «a vocation à aider toutes les victimes de discrimination et qu'elle évoque le racisme anti-asiatique sur son site», Alain Jakubowicz rappelle «la dangerosité de ces préjugés qui circulent sur la communauté chinoise». Ces mêmes préjugés «qui ont tué Ilan Halimi» parce qu'il était juif.