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    L'évolution hyperréaliste des emojis est vraiment nulle

    Rendez-nous nos vieux emojis!

    La semaine dernière, Apple a dévoilé en partie son iOS 10, dont le relooking de certains de nos emojis préférés. Il y a certes quelques nouveautés (facepalm! selfie!), mais le principal changement est esthétique: nos emojis deviennent hyperréalistes.

    Prenez cette danseuse, par exemple, qui jouit désormais de force détails comme une bouche, un nez, et qui dévoile même un peu trop de jambe pour un emoji:

    Ou voyez ce qui est arrivé à ce pauvre canidé, que je ne sais quelle puberté démoniaque a transformé, l’espace d’une nuit, en redoutable loup gris:

    Et que dire de ces nouveaux emojis fermière ou pompière, dont on ne vous tiendrait pas rigueur si vous les confondiez avec les figurantes d’un médiocre film Pixar:

    Mais Apple n’est pas la seule à faire évoluer ses têtes jaunes désincarnées en personnages de plus en plus réalistes, skeuomorphiques et tridimensionnels. Google, Facebook, Microsoft et Twitter n’ont jamais cessé, non plus, de les modifier ça et là –voire, dans certains cas, d’en faire tout autre chose.

    Et moi, ça me rend dingue.

    Les choses changent. Les logiciels évoluent. Mais ce qui est en train d’arriver aux emojis constitue la pire des gentrifications sur internet. C’est inutile, stérile, voire ça compromet l'avenir de nos petits personnages adorés.

    Si les emojis ont tant de succès, c’est probablement parce qu'ils sont adorablement bizarres et limités –ces contraintes ont obligé les utilisateurs à rivaliser d’imagination pour en faire un langage à part. Originaires du Japon, la découverte de certaines particularités culturelles de ces glyphes –parfois insondables (du moins pour les non-Japonais) comme une manette de jeux vidéo, deux (deux!) CD, des fax et des tas de prises, de microscopes et d’enveloppes avec des flèches partout– les rendaient à la fois cool et mystérieux. (Il y a quelque chose de vraiment charmant à voir que ce jeu limité d’illustrations décide qu’il est absolument crucial d’immortaliser l’aubergine avant tout autre aliment.)


    «Ils se donnent trop de mal pour devenir ce qu’ils ne seront jamais»

    Bien souvent, les contraintes liées aux emojis ont poussé ses premiers adeptes à leur assigner une signification toute personnelle –des iMessages sibyllins comme autant de petits tests de Rorschach à interpréter. Le sens de certaines icônes a complètement changé pour atteindre un consensus quasi universel (l’aubergine est devenue un pénis et la pêche une paire de fesses, et les jeunes se marraient et s’envoyaient des sextos et tout allait bien), tandis que d’autres devenaient des blagues au sens privé ou remplaçaient la sténo. Avec une constante fondamentale: les emojis constituaient une nouvelle forme d’expression chouette. Ils avaient réussi à transcender leur statut d’étranges petites images pour devenir une espèce de langage à part entière –construit par les sextoteurs de légumes pour les sextoteurs de légumes.

    Mais cette ambiguïté qui a contribué à faire des emojis un véritable moyen d’expression s’effrite peu à peu. Dans sa dernière mise à jour, Apple a évacué tout l’aspect cartoon de l’emoji pêche pour en faire un fruit à la peau réaliste et à la feuille sophistiquée. Une rotation critique a quasiment fait disparaître sa fossette, remettant ainsi en cause son statut quasi universel de postérieur appétissant. Ou, comme dirait un de mes collègues: «Ça ressemble toujours à des fesses, MAIS *il chuchote* ça ne ressemble plus à un cul.»

    Y'all done misused the peach emoji so often apply had to change it. Just watch, they bout to delete the eggplant in… https://t.co/KQqOMh1h2j

    «Vous avez tellement utilisé l'emoji de manière incorrecte que Apple a été obligé de le changer. Vous allez voir, ils vont supprimer l'aubergine dans la prochaine mise à jour.»

    C'est la même chose –dans une autre mesure– avec la transformation de l'emoji canin; Apple nous enlève la possibilité d'interpréter cet emoji nous-même, en le transformant, sans laisser le moindre doute, en loup. Et c'est nul. Beaucoup d'emojis sont utilisés pour traduire des sentiments abstraits, plus qu'une chose précise et définie, littérale: un de mes collègues utilise la danseuse pour exprimer «une espèce de joie de vivre générale». Bien sûr, c'est plus difficile à faire maintenant, m'explique-t-elle, «maintenant qu'elle ressemble vraiment à une danseuse de salsa avec un visage». En supprimant tout doute, Apple (et toutes les autres entreprises qui fournissent les emojis) a supprimé ce qui rendait les emojis différents et fun: leur ambivalence et leur bizarrerie. Pour faire simple: c'est impossible de s'approprier les emojis lorsque leur signification est si clairement reformulée et définie.

    Et puis il y a des dizaines et des dizaines de nouveautés bien spécifiques, comme le burrito ou l’avocat pour les aliments, le selfie et le facepalm pour les normes culturelles. Il n’y a pas autant de tentatives de diversification qu’il y a de demandes de la part des utilisateurs, mais, là aussi, cela marque un tournant dans le glissement des emojis du symbolique au littéral –de hiéroglyphes rigolos à quelque chose de l’ordre du langage exhaustif. Ce qui fait leur charme, c’est de pouvoir utiliser des images plutôt vagues pour exprimer un sentiment ou signifier un objet (un collègue m’a dit que sur Venmo (une application pour facilement rembourser ses amis), quelqu’un utilisait l’emoji thé vert pour combler l’absence de guacamole. Astuce!)

    D’un point de vue design, l’évolution hyperréaliste des emojis sent la démarche corporate. L’énième exemple d’une évolution technologique qui fait basculer un art populaire vers une galerie d’images plus professionnelles et approuvées par le département marketing. Ces nouvelles illustrations –surtout celles qui représentent des humains– donnent non seulement l’impression d’avoir été aseptisées, elles sont aussi particulièrement rebutantes, avec leurs grands yeux fixes. Un designer qui a travaillé dans le milieu emoji a résumé le problème en trois mots: «la vallée dérangeante».

    Jennifer 8. Lee, membre du sous-comité du Consortium Unicode, estime que
    ces nouveaux emojis réalistes trahissent leur promesse d’origine. «Plus
    ils deviennent sophistiqués, plus ils sont photoréalistes; sauf que
    l’idée, c’était d’avoir quelque chose qui se situe entre la lettre et
    l’image, explique-t-elle. Ils se donnent trop de mal pour devenir ce
    qu’ils ne seront jamais.» C’est là qu’on touche au plus frustrant dans
    ces innovations: personne n’avait rien demandé. Il est
    parfaitement inconcevable qu’un humain normalement constitué ait un jour
    regardé la danseuse en rouge sur son téléphone en espérant qu’il lui
    pousse un nez et une bouche.

    Les raisons exactes de ces changements restent obscures, et Apple s’est refusé à tout commentaire sur le sujet. Pour Jeremy Burge, membre du Consortium Unicode et auteur du blog Emojipedia, l’explication serait technique. «Il paraît évident que les vieux emojis d’Apple s’adaptaient mal aux écrans Retina, avec des lignes floues et des ombres bizarres», analyse-t-il. Autre possibilité: les emojis sur iOS 10 s’affichant désormais en trois fois plus grand (encore une évolution que personne n’a demandée!), ça laisse plus de place aux détails inutiles. Mais pour certains, cette veine réaliste servirait à différencier un peu plus les emojis masculins et féminins, afin d’introduire un nouveau set d’illustrations agenres.

    D’autres estimes enfin qu’il s’agirait d’une conséquence inattendue de la diversification (plus que bienvenue et vivement applaudie) des emojis. Qu’ajouter des nuances de couleurs de peau et de genres a suscité une exigence de précision qui, à son tour, a bizarrement donné un noyau d’avocat mieux dessiné. En tout cas, la décision salutaire du Consortium Unicode de concevoir des emojis plus représentatifs des utilisateurs et de leurs désirs (ainsi l’ajout, entre autres, du burrito, du selfie et de l’avocat) a probablement ouvert la porte à leur évolution inexorable –pour le meilleur et pour le pire.

    Difficile pour autant de ne pas voir, dans le regard mort de l’emoji fermière ou les froufrous soigneusement ombrés de la danseuse rouge, la perte de quelque chose de fondamental. Un collègue compare ces changements aux parents inquiets qui obligent tout un quartier à fêter Halloween en plein après-midi: ça ne rime pas à rien et on ne peut pas dire que ça nuise vraiment à quiconque, mais c’est naze et ça corrompt l’esprit originel du truc.

    Les gens proches du dossier l’entendent: Jeremy Burge, par exemple, défend ces nouveaux emojis même s’il comprend les frustrations. «C’est le design un peu bancal d’Apple qui a fait que les gens sont tombés amoureux [des emojis], dit-il. Avec le temps, ils se sont diversifiés, ils se sont précisés et je comprends qu’on les trouve moins chouettes, même si ça les rend certainement plus pratiques.»

    Le problème, c’est que ce genre de relooking est monnaie courante avec tous les trucs un peu bizarres du web. Ce sont leurs imperfections qui ont fait des emojis ce qu’ils sont aujourd’hui. Peut-être qu’on aurait pu le voir venir: l’explosion de leur cote de popularité les a rendus plus visibles mais les a aussi fait passer du côté «marchand». On assiste à une PME-isation des emojis personnalisés, qui s’affichent partout: t-shirts, oreillers, médias et bientôt, le grand écran. On pourrait faire valoir que comme avec tout ce qui cartonne sur le net, marques et entreprises se sont jetées sur les emojis, ce qui les a rendus plus grand public, repoussant ainsi leurs plus anciens promoteurs.

    Mais ce n’est pas exactement le cas ici. Les emojis, ce n’est pas comme ce super bar méconnu soudain envahi par les cons après qu’un magazine en a parlé, ou ce génial mème underground que votre tante a ruiné en le partageant sur Facebook. Car les emojis, eux, étaient déjà universels. Mais ce qui les a rendus uniques, c’est que, pour une fois, nous en décidions le sens et l’usage. Les emojis sont expressifs parce que de l’ordre de l’intime, et c’est le cas parce qu’ils n’ont pas de définition claire. Et maintenant, tout ça est en train de changer et dans quelques mois, Exxon va sûrement proposer de visiter EmojiLand™ en réalité virtuelle et de danser avec Cheryl en robe rouge™ et d'observer les oiseaux avec Timmy le gentil emoji caca™. Vous je sais pas, mais moi je n’aime pas du tout ça.

    Traduit par Nora Bouazzouni