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    Une affaire «étouffée»? Enquête sur le traitement médiatique du meurtre de Sarah Halimi

    Avocats de la famille, intellectuels et politiques accusent la presse d'avoir passé sous silence la mort de cette femme juive tuée le 4 avril à Paris. Certains y voient un complot ou relaient des intox. L'AFP, BFMTV, LCI, le JDD... répondent à BuzzFeed News.

    Trois mois après la mort de Sarah Halimi, une retraitée juive de 66 ans tuée par Kobili T. à l'issue d'un long calvaire, les accusations contre la presse et la justice sont toujours féroces. À en croire certains, la presse a passé ce meurtre sous silence. «Ce qui m'a interpellé, c'est qu'une affaire aussi peu ordinaire n'ait pas fait l'objet d'une dépêche AFP. Il aura fallu attendre le 22 mai, lorsque j'ai organisé une conférence de presse, pour qu'un certain nombre de grands médias décident de parler de cette affaire», assure auprès de BuzzFeed News, sans se soucier des détails, Me Jean-Alex Buchinger, l'avocat d'une partie de la famille. De son côté, interrogé par BuzzFeed News, le député des Français de l'étranger, Meyer Habib, parle d'un «crime» que «l'on essaie de maquiller» et avance une hypothèse: «Je dis que oui, peut-être qu'en période électorale, on a essayé d'étouffer cette affaire. C'est une éventualité. Je suis écoeuré par ce traitement médiatique.» Le Crif parle carrément d'une «omerta» et d'un «déni».

    Début juin, le petit site communautaire extrémiste EuropeIsraël accusait la presse d'avoir «volontairement étouffé ce meurtre islamiste». Dans un appel publié par Le Figaro le même mois, 17 intellectuels (Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Jacques Julliard...) affirmaient quant à eux que les médias ont «commencé» à évoquer ce drame «près de deux mois après les faits». Enfin, dans une vidéo relayée par Le Point, Michel Onfray assure que «cette information a été cachée» par des journalistes qui «sont aujourd'hui dans la post-vérité».

    Quel traitement médiatique a été réservé à ce meurtre?

    Flash-back. Nous sommes le 4 avril dernier, la campagne électorale bat son plein, il est environ 4h du matin lorsque Kobili.T., un Français d'origine malienne âgé de 27 ans, sort de chez lui et s'en va sonner chez des amis qui vivent dans l'immeuble mitoyen. Ces derniers le décrivent comme très «nerveux» et «agressif». Son comportement est bizarre, il tient ses chaussures à la main. Apeurés, les voisins se barricadent dans une pièce avec leurs enfants et appellent la police à 4h22. Un premier équipage de la BAC arrive quelques minutes après sur les lieux, vite rejoint par des renforts. Pendant ce temps, Kobili T.entame une prière et crie «Allah akbar». Puis, il s'en va par la fenêtre, pour s'introduire, en passant par le balcon, chez Sarah Halimi, au troisième étage. Il la surprend dans son sommeil et lui assène des coups, à mains nues, avant de la traîner sur le balcon. Il l'insulte, crie encore «Allah akbar» et finit par la jeter par dessus la rambarde, vers 04H40. «J’ai tué le sheitan» (le diable en arabe), hurle le jeune homme. Les policiers, qui attendaient une colonne d'assaut pour intervenir, interpellent le suspect 45 minutes plus tard. Après s'être rebellé en garde à vue, il est interné dans un hôpital psychiatrique.

    Une enquête est ouverte le 14 avril pour «séquestration et homicide volontaire», mais à ce stade, le caractère antisémite du crime n'est pas retenu comme une circonstance du meurtre. Une absence vite dénoncée par les avocats de la famille de la victime, Me Jean-Alex Buchinger et Me David-Olivier Kaminski, qui pointent aussi une «chape de plomb» médiatique qui pèserait sur cette affaire.

    Trois phases dans la couverture médiatique de l'affaire Halimi

    En examinant la couverture médiatique réservée à cette affaire dans les jours et les semaines qui ont suivi le drame, on peut identifier trois phases distinctes.

    • Du 4 avril, jour des faits, au 8 avril, très peu d'articles mentionnent le meurtre et, à notre connaissance, télés et radios n'en disent pas un mot. C'est le 7 avril que Claude Askolovitch publie un premier long récit de l'affaire sur Slate. L'article est titré: «Cette vieille dame assassinée qui panique la communauté juive et dont on parle peu».
    • Le 9 avril, plusieurs médias relaient la marche blanche organisée à Paris en hommage à Sarah Halimi et abordent les polémiques liées au caractère antisémite ou non de l'homicide.
    • Après le 22 mai, jour de la conférence de presse organisée par l'un des avocats de la famille de la victime, de nombreux médias publient des enquêtes et relaient les éléments de l'affaire.


    Une partie de la presse a bien relayé l'événement, donc. Mais, avant la marche blanche, très peu de journaux ont évoqué cette affaire. S'agissant des reportages télévisés, ils ont été quasi inexistants. France Télévisions, franceinfo, BFMTV et CNews n'ont pas fait de sujet. TF1 en a diffusé un dans son édition du 20 heures mais ce n'était que le 28 juin, presque trois mois après les faits. Le tableau ci-dessus résume la couverture médiatique qui a été réservée par la presse généraliste au meurtre de Sarah Halimi, entre le 4 avril et le 11 juillet.

    Résumé de la couverture médiatique du meurtre de Sarah Halimi

    «Il n'y a eu aucun complot, mais juste de la prudence»

    Contacté par BuzzFeed News, Benoît Fauchet, journaliste chargé de la couverture des religions à l'AFP, conteste catégoriquement la moindre «omerta». «L'AFP n'a pas participé à camoufler cette affaire», répond le journaliste qui rappelle que plus de dix dépêches, dont une enquête fouillée, ont été publiées par l'agence sur cette affaire. Et quatre dépêches ont été mises sur les fils entre les 4 et 8 avril. «On a aussi relaté les questionnements sur le mobile antisémite du suspect et même mentionné les accusations sur un éventuel silence médiatique», ajoute-t-il, avant de préciser que l'AFP n'a pas la main sur ses clients, «qui reprennent ou ne reprennent pas les dépêches».

    Axel Roux, qui a écrit une enquête publiée le 4 juin dans le JDD, se dit tout de même étonné par un traitement a minima de l'affaire. «Lorsque j'ai effectué des recherches pour faire mon papier, c'est vrai que j'ai constaté qu'il y avait eu peu d'articles fouillés. Il s'agissait surtout de dépêches ou d'articles de médias communautaires», explique-t-il. Mais le journaliste, qui a passé deux jours en reportage pour traiter ce meurtre, tient toutefois à rappeler les difficultés du dossier: «C'est compliqué de tirer des conclusions là-dessus. Dans le dossier que j'ai pu consulter, il n'y avait pas suffisamment d'éléments par exemple pour caractériser l'antisémitisme. C'est plus tard, lors de la conférence de presse organisée le 22 mai, que de nouveaux éléments ont été annoncés.»

    En effet, la plupart des journalistes interrogés par BuzzFeed News mettent en avant la complexité de cette affaire qui n'est pas (ou pas encore) considérée par la justice comme antisémite et pourrait plutôt relever d'un particulièrement dramatique «fait divers». C'est le cas d'un journaliste d'un grand quotidien qui a souhaité garder l'anonymat:

    «Il n'y a eu aucun complot, mais juste de la prudence. C'était un sujet sensible, et je pense que le fait que la communauté juive ait crié à l'antisémitisme immédiatement, cela a pu jouer contre elle.»

    Pour ce journaliste, il y a un contraste entre d'un côté les accusations de la famille de la victime, de certains politiques et d'intellectuels, qui y voient un meurtre antisémite avant même d'attendre les conclusions de la justice, et le dossier policier. «L'idée que l'on aurait tu cela à cause des élections est absurde. La seule raison qui explique qu'il y ait eu moins de papiers que pour une autre affaire, c'est le contenu du dossier avec un suspect interné, toujours pas interrogé par les enquêteurs et aucun élément venant attester la thèse antisémite», dit-il.

    BFMTV: «Il n'y a eu aucune volonté de cacher quoi que ce soit»

    BFMTV, qui n'a traité le sujet que sur son site internet, avance les mêmes explications. «Au départ, il ne nous a pas paru utile de relater l'affaire, car d'après nos sources policières et judiciaires, il s'agissait d'un fait divers», explique à BuzzFeed News Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV: «Plus tard, des journalistes se sont de nouveau penchés sur le sujet, une équipe est allée à la conférence de presse, mais encore une fois, le motif antisémite n'était pas caractérisé.» La patronne de «la première chaîne d'info de France» admet que la décision de ne rien diffuser n'a pas été facile. «Nous étions très partagés, on s'est demandé si on ne passait pas à côté de quelque chose, mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a eu aucune volonté de cacher quoi que ce soit.» Et d'ajouter:

    «Il peut y avoir une frustration pour la famille, mais diffuser un sujet a des conséquences et suscite une résonance dont il faut mesurer la portée. Cette analyse journalistique froide n'empêche pas d'avoir de la compassion pour la famille de la victime. Elle vit un drame terrible, c'est indiscutable.»

    Du côté de la chaîne LCI, on partage ce jugement. «Le fait que le suspect n’ait toujours pas été entendu, et qu'il ait été hospitalisé d’office, a vraiment compliqué le traitement de l’affaire», dit Flore Galaud, rédactrice en chef adjointe de LCI. Enfin, outre la chaîne franceinfo, qui n'a diffusé aucun sujet, le site de la même marque n'a pas non plus repris de dépêche ou publié d'enquête sur le meurtre de Sarah Halimi. Selon le rédacteur en chef Thibaud Vuitton, les raisons sont identiques:

    «Des journalistes ont enquêté sur cette affaire, mais nous avons considéré qu'au regard des éléments actuels, il s'agissait d'un fait divers. C'était aussi une période compliquée en terme de moyen puisque nous étions aussi mobilisés par les élections.»

    De nombreuses intox relayées 

    Dans cette affaire, deux batailles semblent donc coexister. D'abord le combat judiciaire des avocats qui souhaitent que le caractère antisémite de ce meurtre soit reconnu. Et le combat médiatique, pour que la presse, elle aussi, fasse état du caractère antisémite que revêt ce drame, selon certains. Problème: pour pointer un éventuel déni d'antisémitisme, certains relaient volontairement ou non de nombreuses intox.

    Dans un sujet diffusé sur France 3 mardi, Richard Abitbol, président du comité de soutien «Vérité et Justice pour Sarah Halimi», affirme par exemple que Sarah Halimi avait déposé plusieurs mains courantes contre Kobili T. avant le drame pour des motifs antisémites. Le site d'extrême droite Dreuz Info écrit même le 1er juin:

    «Son agresseur l’avait prise pour cible depuis plusieurs semaines, proférant insultes et menaces. La dame avait déposé une trentaine de mains courantes au commissariat de police.»

    Mais d'après nos informations, confirmées mardi par le parquet de Paris et par Me Jean-Alex Buchinger, «aucune main courante ni plainte ne sont mentionnées dans le dossier». Elle aurait toutefois fait une demande pour déménager.

    Dans un communiqué, Meyer Habib affirme aussi que «le meurtrier traitait régulièrement Madame Halimi de "sale juive"» selon la famille de la victime. Une rumeur reprise par le dessinateur Joann Sfar mercredi et relayée par le site Le Monde Juif dans un article titré «Si traiter une dame de sale juive puis la massacrer et la défenestrer ça ne suffit pas, il faut faire quoi?»

    Or, là encore, si cet élément était avéré, il n'a pas été porté au dossier pour l'instant, nous précise le parquet. Seul un témoignage livré dans presse et mentionné au dossier, évoque une insulte antisémite: Selon l'AFP, le gendre de la victime, rapporte un propos antisémite: un "sale juive" lancé à la fille de Sarah Halimi et attribué à une soeur de Kobili T. Mi-juin, le frère de la victime a été auditionné par la police sur commission rogatoire de la juge d'instruction et a assuré avoir alors fait état d'insultes antisémites que lui rapportait sa sœur. Mais le parquet ne confirme pas encore cette information.

    Pas d'élément «permettant de retenir la piste antisémite», pour le parquet

    En plus des accusations contre la presse, certains pensent qu'il a pu y avoir une volonté politique ou judiciaire d'étouffer l'affaire «en pleine période électorale ». William Goldanel, avocat de l'une des soeurs de la défunte, estime ainsi que «le processus habituel de psychiatrisation de l'assassin islamiste a été adopté». Meyer Habib lui, pense que la «"psychiatrisation" de ce barbare islamiste était sans doute commode en période électorale». Auprès de BuzzFeed News, le parquet se défend:

    «En l'état des investigations, il n'y a pas d'élément permettant de retenir la piste antisémite. Le parquet n'aurait aucun mal à le faire, mais il faut des éléments objectifs.»

    À noter d'ailleurs que la Ligue de défense juive, enquêtant sur le sujet dès le 7 avril, avait conclu que Kobili.T. ne fréquentait aucune mosquée du quartier et n’était pas connu pour être un musulman pratiquant.

    Jean-Alex Buchinger reconnaît qu'il peut y avoir «tout et n'importe quoi sur les réseaux sociaux» et notamment beaucoup de rumeurs qui ont pu favoriser les accusations contre la presse. Lui préfère mener la bataille judiciaire pour que le caractère antisémite de l'attaque soit reconnu. Mercredi en tout cas, des sources judiciaires ont indiqué à l'AFP que le suspect avait été mis en examen mais que le mobile antisémite n'était pour l'instant pas retenu. «Je me sentais comme possédé. Je me sentais comme oppressé par une force extérieure, une force démoniaque», s'est défendu le suspect, qui a attribué son état à «la dizaine de joints» qu'il a fumés, rapporte l'Express. Un rapport d'expert psychiatrique doit aussi être remis pour savoir si lors de son passage à l'acte, Kobili T. avait une abolition de son discernement, auquel cas il ne serait pas jugé.


    Mise à jour: Ajout de l'article de l'Express publié le 13 juillet sur l'audition du suspect.

    Correction 15/07/2017: Ajout des précisions de l'AFP sur l'insulte antisémite dont a été victime la fille de Sarah Halimi et qui a été porté au dossier.