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    Un cadre de «Sud Ouest» accusé de harcèlement sexuel par onze journalistes

    Info BuzzFeed – Onze anciennes et actuelles salariées du quotidien régional ont témoigné contre un cadre de la rédaction. La direction a ouvert une enquête. Tout est parti d'un témoignage d'une ancienne journaliste de la rédaction tweeté avec le hashtag #balancetonporc.


    Mise à jour le vendredi 2/02: Jeudi, la direction du journal a pris la décision de suspendre avec son accord le cadre mis en cause le temps que l’enquête interne se termine, révèle 20 Minutes. Les témoignages vont être recueillis par la direction à partir de ce lundi.


    Le premier témoignage date d'octobre, et de la vague #BalanceTonPorc. «Recevoir 50 messages par jour, trembler en allant au boulot, pleurer en partant. Finir par quitter la boîte. Moi, pas lui, bien sûr», lâche le 15 octobre la journaliste Pauline Boyer, ex-salariée du quotidien Sud Ouest et actuellement correspondante pour Le Figaro.

    Elle choisit de ne pas donner le nom de la personne qu'elle accuse, ni celui de l'entreprise. Mais Antoine Estève, son compagnon, le fait à sa place. «Par pudeur (et sans doute par crainte), Pauline Boyer ne dit pas tout. Et moi, je peux dire que c'est un rédacteur en chef de Sud Ouest ?», fait-il mine de s'interroger. En réalité, le poste de ce cadre, dont nous tairons le nom, est actuellement encore plus élevé dans l'organigramme du média.

    «La société civile des journalistes demande à la direction de s'exprimer»

    Les tweets suscitent quelques réactions en ligne, et créent surtout très vite un gros malaise en interne. Le 7 novembre, la Société civile des journalistes professionnels de Sud Ouest décide d'adresser une lettre à la direction, que nous avons pu nous procurer. Elle somme les dirigeants de s'expliquer. «Deux tweets [...] ont mis en cause la rédaction de Sud Ouest. Aucun nom n'a été cité, mais le mal était fait», écrivent-ils en dénonçant le silence de la direction : «Depuis ces publications, largement relayées sur Twitter et commentées, la direction est restée silencieuse, alors que la mise en cause est sérieuse, les répercussions importantes [...] La Société civile des journalistes professionnels de Sud Ouest demande à la direction de s'exprimer sur ce sujet.»

    Deux jours après, lors d'une réunion des délégués du personnel, la direction affirme qu'elle va mettre à jour le réglement intérieur pour y inclure les dispositions relatives au harcèlement. Sans répondre sur le fond, selon le compte-rendu de cette réunion, que nous avons pu consulter.

    Accusé par onze salariées ou ex salariées

    D'après nos informations, confirmant celles de Rue89 Bordeaux, le Syndicat national des journalistes (SNJ) s'est emparé du dossier et tente de recueillir les différents témoignages de personnes accusant ce cadre. Dans la plupart des cas, les victimes l'accusent de leur avoir envoyé des dizaines de messages tendancieux alors que ni leur poste ni leur relation ne justifiaient ce type d'échanges.

    Selon deux anciennes journalistes du quotidien qui souhaitent conserver leur anonymat par crainte pour la suite de leur parcours professionnel, onze salariées (actuellement en CDI ou en CDD) et anciennes salariées de Sud Ouest accusent le cadre. Le SNJ a livré un premier dossier les rassemblant il y a quelques semaines, mais la direction a demandé à ce que certaines victimes lèvent leur anonymat pour agir. Il y a quelques jours, cinq journalistes ont finalement accepté d'apparaître avec leur nom.

    Contacté par BuzzFeed News, le SNJ n'a pas souhaité s'exprimer, précisant simplement que dans cette affaire, l'objectif du syndicat a été «d'accompagner les victimes en protégeant leur identité», «de recueilli les témoignages» et d'«alerter la direction pour qu'elle agisse de son côté en conséquence».

    Également joint, Patrick Venries, directeur de publication de Sud Ouest, confirme avoir lancé une procédure :

    «Il y a une enquête interne qui a été ouverte. Nous allons recueillir les témoignages, ensuite les confronter et statuer.»

    «Je suis dans mon bain, je pense à toi»

    BuzzFeed News a pu recueillir de son coté le témoignage de quatre anciennes salariées de Sud Ouest qui mettent en cause le comportement de ce cadre de la rédaction. Leur point commun ? Elles étaient toute en situation plus ou moins précaire, avec un contrat à durée déterminée, en attente d'un CDI.

    Flore*, en poste en CDD entre 2011 et 2015, dit avoir été prévenue immédiatement qu'il fallait «se méfier». «Lorsque je suis arrivée à Sud-Ouest, on m'a dit tout de suite en guise de mise en garde : "Attention, il aime bien les femmes".» Elle explique aussi avoir reçu de nombreux messages «tendancieux». La jeune femme assure à BuzzFeed News «q'une des histoires les plus connues qu'on m'ait racontées à mon arrivée est qu'une jeune femme avait reçu ce SMS de ce cadre:«Je suis dans mon bain, je pense à toi.»

    Elle poursuit : «J'étais de permanence une fois le week-end, et je partais m'acheter un sandwich. Il m'a envoyé un message pour me dire qu'il m'avait croisée. Il m'appelait aussi systématiquement pour me complimenter sur mon travail alors que ce genre de choses revenait au rédacteur en chef.»

    Estelle*, en CDD en 2015, détaille aussi ce qu'elle a vécu. «On était en janvier 2015, j'avais eu mon contrat en février. Et lorsque j'ai été embauchée, c'est à ce moment-là qu'il a commencé à m'envoyer des e-mails curieux. Il m'a rapidement envoyé un message pour me souhaiter mon anniversaire, par exemple. Ça tombait comme un cheveu sur la soupe, alors que nous n'avions encore jamais échangé de mots. Après, le tutoiement a été immédiat, les heures à laquelle il envoyait des e-mails étaient plutôt bizarres, c'était vers 23 heures. Je ne savais pas trop comment réagir, j'étais précaire. Je répondais de façon polie mais toujours lapidaire.»

    Elle se souvient aussi d'e-mails qui n'avaient rien à voir avec son travail :

    «Il m'a par exemple envoyé un e-mail : "Je suis passé par votre ville, je trouve que c'est très chouette" ou un autre "Ah je suis passé par votre ville natale". Je ne comprenais pas ces échanges. C'est une fois en poste à Bordeaux [là où travaille ce cadre], que j'ai commencé à en parler à des collègues. J'ai alors appris que des filles avaient déjà eu des soucis avec lui.»

    Avec du recul, Estelle estime qu'il y avait aucune raison «pour qu'il envoie tous ces messages» : «J'avais un autre rédacteur en chef à qui me référer.»

    «J'étais tout le temps sur mes gardes»

    Patrick*, en CDD à Sud Ouest entre 2009 et 2012, ne se dit «pas étonné» par ces accusations qui apparaissent aujourd'hui. «Étant un mec, j'avais remarqué qu'il ne me prêtait pas du tout d'attention lorsque je travaillais pour le journal. Il ne m'a jamais envoyé d'e-mail par exemple. En revanche, il suivait de près ma colocataire qui travaillait aussi pour le journal. Elle rentrait et me disait : "J'ai encore reçu un mail de lui" ou "il doit m'appeler ce soir"...»

    Anaïs*, confirme ce rapport qu'il avait avec certaines salariées : « Évidemment, les jeunes journalistes n'avaient rien demandé. Mais elles ne pouvaient pas non plus vraiment l'envoyer paître, parce qu'être dans les petits papiers de ce mec, c'était l'assurance d'avoir des contrats régulièrement, de bons contrats, ceux qui mènent vers l'embauche», dénonce cette ancienne CDD.

    Marine* se souvient avec douleur de son rapport avec ce cadre lorsqu'elle était encore à Sud Ouest en CDD : «Je sentais qu'il y avait une demande pour échanger avec moi qui était très pressante. Je recevais beaucoup de messages. J'étais tout le temps sur mes gardes, ce n'était pas une relation saine avec un chef qui discute du travail. C'était quelqu'un qui en demandait trop et qui en faisait trop. J'étais mal à l'aise, stressée d'aller au boulot, soulagée d'en partir», témoigne-t-elle. Et d'ajouter :

    «Il n'avait aucune raison d'établir ce rapport avec moi. Au début, tu réponds parce que tu sais pas et que tu te dis que c'est peut-être un management sympa. Après, tu comprends vite que c'est trop. J'avais le sentiment qu'il aurait aimé que je lui sois redevable de quelque chose. C'est aussi pour ça que je suis partie car je n'étais pas à l'aise avec ça. A l'époque, "Sud Ouest" m'avait convoquée pour un entretien d'embauche auquel je ne me suis pas rendue. Je n'ai jamais su si cette proposition était due à mes qualités professionnelles ou si c'est parce que mon chef l'avait décidé.»

    Une première convocation par la direction de l'époque en 2010

    Selon nos informations, confirmées par celles de Rue89 Bordeaux, le précédent patron du journal, Bruno Franceschi, avait déjà convoqué le cadre en question, ainsi qu'un autre responsable (parti à la retraite depuis) en 2010. BuzzFeed News n'est pas parvenu à solliciter Bruno Franceschi. Il a néanmoins livré quelques détails de cette entrevue au site d'informations.

    «Nadine Luzeux, que je venais de nommer DRH, m’avait rapporté deux incidents, des problèmes avec de jeunes journalistes stagiaires qui se disaient être souvent victimes de remarques sexistes, voire de harcèlement. Il s’agissait de SMS inappropriés, ou à caractère sexuel. J’ai alors appris qu’aucune journaliste femme ne voulait prendre l’ascenseur avec ces deux personnes, et j’étais très étonné car je n’avais jamais eu le moindre soupçon, ni aucune remontée de leurs agissements», explique-t-il à Rue89 :

    «Dans la foulée, j’ai reçu les deux hommes et les ai prévenus qu’à la moindre incartade, ils seraient virés immédiatement. Après, je n’ai plus eu d’écho, et j’ai quitté "Sud Ouest"

    Patrick Venries, actuel directeur de publication de Sud Ouest, assure à BuzzFeed News que des démarches ont été entreprises dès la publication du tweet de Pauline Boyer :

    «Je n'avais pas été informé de ce qui s'était passé en 2010. Mais depuis 2011, nous avons plusieurs procédures mises en place qui n'ont jamais été utilisées. Des procédures de chartes psychosociales, des procédures d'alerte. Le jour où a été posté le tweet le 15 octobre, nous avons republié un communiqué pour inciter les personnes concernées à venir témoigner... Il y a le CHSCT, donc l'entreprise dispose de plusieurs canaux d'expression anonymes qui ont été maintes fois réactivés et dont on a fait la promotion.»

    Patrick Venries ajoute avoir déjà tenté par le passé d'interroger certains salariés sur le comportement de ce cadre. «C'était de manière informelle, mais je n'avais pas eu de réponse», explique-t-il : «Jusqu'à récemment, je n'avais aucun témoignage. Aujourd'hui j'en ai. J'ai aussi des demandes d'entretien, donc je vais auditer des gens qui viendront signer de leur nom des témoignages qu'ils vont produire.»

    Selon nos informations, la direction du groupe Sud-Ouest a signifié mardi soir au cadre concerné qu'une enquête interne le concernant était ouverte. Il n'est pour l'heure pas suspendu de ses fonctions, même si Patrick Venries prévient :

    «Cela ne veut pas dire que je ne le ferai pas.»

    *Les prénoms ont été modifiés

    Correction à 20h: Ce n'est pas Flore qui a reçu le SMS «Je suis dans mon bain, je pense à toi», mais une autre journaliste. Ce SMS est aussi mentionné dans le dossier évoqué par Rue89 Bordeaux.