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    Enquête sur un étrange et vaste réseau de fake news aux Etats-Unis

    BuzzFeed News a débusqué un réseau de plus de 40 sites à l'origine de près de 750 fausses infos. La plupart sur des célébrités, mais également une sur le pape appelant à voter Trump, qui a été un énorme succès viral.

    Début juillet, un site conçu point par point pour ressembler à un vrai média a publié ce qui allait devenir un des plus gros cartons de la présidentielle américaine en terme de fausses infos.

    WTOE5News.com avait à peine deux semaines quand le site a publié l’intox suivante: «Le pape Francis choque le monde en soutenant Donald Trump à la présidence, via un communiqué».

    L’article «citait» le pape. Ce dernier aurait soutenu Trump en raison de l’incapacité du FBI à poursuivre Hillary Clinton pour ses emails. Le site faisait valoir à tort que cette annonce était rapportée par les «médias à travers le monde».

    À la date de publication de notre enquête, l’intox a fait l'objet de plus de 100.000 commentaires, partages et réactions sur Facebook, selon les données de BuzzSumo, un service qui recense les partages d’articles sur les réseaux sociaux. Mais l’intox a encore mieux fonctionné sur Facebook quand, fin septembre, le site Ending the Fed («mettre fin à la Fed», la réserve fédérale américaine) a publié un faux article avec exactement le même titre. Ce papier a engrangé près d’un million d’engagements sur Facebook, soit le plus gros succès, en terme de «fake news», de l’élection présidentielle américaine, selon une analyse de BuzzFeed News.

    On a beaucoup parlé de ce plagiat d’intox d’Ending the Fed dans le débat sur les fausses infos après la présidentielle, mais on en savait peu sur le site à l’origine de ce succès.

    WTOE5News n’est plus accessible en ligne, et son propriétaire n’a jamais été identifié. Mais selon notre enquête, le site est impliqué dans une des opérations les plus ambitieuses en termes de fausses informations, un réseau d’au moins 43 sites webs qui, à eux tous, ont publié plus de 750 faux articles.

    Beaucoup des fausses infos identifiées par BuzzFeed News suivent exactement le même schéma: elles annoncent à tort qu’une star vient de déménager dans une petite ville ou dans un quartier où vit une communauté. Voici quelques exemples des articles qui ont commencé à envahir Facebook fin février:

    • «Johnny Depp explique pourquoi il déménage à Pittsburgh, en Pennsylvanie.»

    • «Matthew McConaughey explique pourquoi il déménage à Greenville, en Caroline du Sud.»

    • «Leonardo DiCaprio explique pourquoi il déménage à Guidford, au Royaume-Uni»

    À chaque fois, les articles étaient publiés sur des sites dont les noms de domaines ressemblaient aux vrais noms de domaines des chaînes de télé locales aux États-Unis, comme mckenziepost.com ou ky6news.com. La plupart des sites se ressemblaient énormément, à la couleur et au nom près. Et le texte était exactement le même, à part le nom de la star et de la ville où elle était censée déménager (un peu comme le site français Mediamass qui annonce la mort et le démenti de la mort de toutes les stars).

    Aucun des sites ne fait mention d'un propriétaire ou d'une entreprise, et toutes leurs données d'enregistrement sont privées. Pas de surprise: la personne derrière l'une des plus grosses arnaques aux fake news de tous les temps préfère rester cachée. Pour essayer de l'identifier, BuzzFeed News a suivi la trace d'un groupe de sites aujourd'hui inactifs pour se retrouver devant une maison d'une petite ville de Californie où réside un homme du nom de Justin Smithson.

    Voici l'histoire d'un des plus gros et étrange empire de «fake news», et de comment il a donné naissance à l'intox la plus célèbre de l'élection 2016.

    Début mars, Snopes, un site américain spécialisé dans la vérification d’informations, comme Hoaxbuster en France, s’est retrouvé avec une vingtaine de mails le même jour demandant si telle célébrité déménageait vraiment dans telle ville.

    Kim LaCapria, qui écrit pour Snopes, a dit à BuzzFeed News avoir d’abord été étonnée en voyant à quel point les rumeurs étaient «éparpillées».

    «Les rumeurs étaient éparpillées, elles étaient liées à pleins d’endroits et d’individus, et étaient très diffuse au point qu'il était difficile de débusquer la rumeur sur les réseaux sociaux, explique-t-elle. D’autant qu’ils le voient de leur point de vue, et se disent sans doute, “Bah pourquoi quelqu’un prendrait le temps de mentir ou écrire une intox sur ma petite ville?”». Cette spécificité géographique permettait en plus aux auteurs d'ancrer l'info localement, de telle sorte qu'un lecteur de Saskatoon n’avait aucune idée qu’une rumeur comparable vivait sa propre vie à Pittsburgh. Et le fait que «la rumeur était tellement bénigne (clairement pas un mensonge qui recherchait un objectif politique), que ça a réussi à infecter des tonnes de petits coins», explique Kim LaCapria.

    Snopes a fini par écrire un seul article pour prévenir que non, une grosse célébrité ne déménageait probablement pas dans leur ville. Un indice simple existait sur la page «à propos» de chaque site, qui disait aux lecteurs qu’ils étaient sur «un site de news fantasmées», mais les gens se faisaient avoir, malgré les tentatives de journaux locaux au Texas, dans le Maine, l’Illinois, la Caroline du Sud, et plein d’autres régions pour empêcher les rumeurs de se répandre.

    Pendant ce temps-là, le réseau grandissant de faux sites s’est mis à se diversifier, BuzzFeed News décomptant 342 intox sur des célébrités sur des sites connectés: des stars masculines avaient soudainement plein de compliments à faire aux femmes de villes spécifiques. D’autres célébrités crevaient un pneu dans un coin paumé, sans oublier la série de 11 articles affirmant que Justin Bieber créait des «méga églises» un peu partout aux États-Unis, ou les 152 articles —selon le décompte de BuzzFeed News— affirmant qu’une grosse franchise ciné venait tourner des scènes dans votre ville.

    Beaucoup de gens voyaient un article sur leur ville qui parlait d’une star ou d’un film célèbre et ne pouvaient pas s’empêcher de le partager sur Facebook, amenant du trafic à des sites remplis de publicités. Une analyse des sites sur BuzzSumo montre que les intox récoltaient généralement des dizaines de milliers de partages, commentaires et réactions. Une stratégie très maligne, admet Kim LaCapria de Snopes.

    Et clairement, une stratégie qui rapportait suffisamment pour s’étendre. En février, seul un site existait selon notre enquête, MckenziePost.com. Fin avril, plus de 20 sites identiques de fausses infos étaient en ligne, et 27 au moins en juin, quand WTOE5News a été créé. Quelques semaines plus tard, le site publiait le faux article sur le pape soutenant Trump, une nouveauté dans la ligne éditoriale de ces faux sites. L’article a récolté plus de 100.000 partages, commentaires et réactions sur Facebook, ce qui en a fait le quatrième plus gros succès du réseau de faux sites, selon une analyse effectuée sur BuzzSumo. En juillet, un autre nouveau site a publié exactement le même article, sauf que cette fois-ci le pape soutenait Hillary Clinton. L’article a encore mieux fonctionné, avec 200.000 partages, commentaires et réactions.

    Cet article n’a pas inspiré de copieurs. Le réseau de faux sites s’est remis à ses articles classiques hyper régionaux. Mais en septembre, le site anonyme Ending the Fed a publié un article avec le même titre sur le pape et Trump.

    Après l’élection américaine, les médias et les responsables politiques ont tiré l’alarme sur les fausses informations et leur influence. Mais les sites n’ont pas cherché à se faire discrets, et ils ont continué leur business avec à chaque fois des célébrités et des films qui se passionnent pour des petites villes. Tout indique que la personne qui gère ces sites ne s’inquiète pas vraiment du débat national sur les fausses infos. Ou peut-être que ses sites lui rapportent tellement d'argent...


    Certains des sites sont désormais hors-ligne, mais presque tous les sites de ce réseau contenaient le même numéro d’identification Google AdSense dans leur code source. Autrement dit, l’argent gagné chaque mois grâce aux publicités placées sur ces sites atterrissait sur le même compte. Ce numéro d’identification est aussi apparu sur d’autres sites, comme TehYouTube.com, NursingJobResources.com, ou JenniferLoveHewittPics.com. Deux de ces sites ont été enregistrés publiquement par la même personne: Justin Smithson, un homme qui vivait dans le Missouri selon les données de Whoisology, et vit maintenant à Atascadero en Californie, selon des données obtenues via LexisNexis. (Vous pouvez trouver ici les documents qui relient Smithson et le réseau de faux site au numéro AdSense)

    Justin Smithson est un pilote trentenaire qui travaille pour une compagnie de charters à San Luis Obispo. Il a enregistré et lancé beaucoup de sites au fil des années. À un moment donné, il semble qu’il s'est inscrit sur Google AdSense pour placer des publicités sur ses sites. En créant de nouveaux sites, il a continué à utiliser le même code AdSense, laissant derrière lui une piste qui l’a connecté au réseau de faux sites d’infos. (Il y a bien sûr la possibilité que Justin Smithson a enregistré ces sites pour le compte de quelqu’un d’autre, qui y a ensuite ajouté AdSense puis a lancé le réseau de faux sites. Ou que Smithson a donné son compte AdSense à quelqu’un d’autre.)

    En plus d’être un webmaster expérimenté, Justin Smithson semble avoir une connaissance assez fine de l'informatique et d’internet, selon des commentaires Facebook qu’il a posté publiquement. Ces deux commentaires publics (qui ont ensuite été effacés), montrent qu'il parle de détails de la carte graphique de son ordinateur:

    Des données d’enregistrement de noms de domaines montrent également que Smithson continue d’enregistrer de nouveaux domaines en utilisant la même adresse mail que celle utilisée pour JenniferLoveHewittPics.com ou d’autres. Fin novembre par exemple, il a enregistré FoxBusiness.xyz. En septembre, il a acheté AlexJones.xyz. Comme pour les sites de fausses infos, on ne peut désormais plus voir d’informations sur le propriétaire de ces sites.

    Début octobre, BuzzFeed News a contacté Justin Smithson par mail pour demander une interview. «Je suppose que c’est une sorte de spam ou d’arnaque, mais si c’est pas le cas… Vous vous êtes trompé de personne», a-t-il répondu.

    Il n’a pas répondu à nos emails suivants. Le 6 octobre, BuzzFeed News s’est rendu à son lieu de travail puis à l'adresse de la ville Atascadero correspondant à son nom dans les données de LexisNexis. Deux hommes étaient devant la maison quand nous sommes arrivés. Quand les deux hommes nous ont vus nous approcher avec un appareil photo, ils sont rentrés à l'intérieur.

    Nous avons dit que nous voulions parler à Justin, et un des hommes a crié par la fenêtre qu’il n’y avait personne qui s’appelait comme ça dans la maison. Il a menacé de casser notre appareil photo et nous sommes partis. (Après publication de cet article, Justin Smithson a dit à BuzzFeed News qu'il n'habitait plus dans cette maison. Voir la mise à jour à la fin de l'article pour lire son communiqué en entier).

    Justin Smithson n’a pas répondu à nos quatre emails, textos et appels suivants. Cette semaine, BuzzFeed News lui a envoyé une liste détaillée de questions, listant également le faisceau d’indices qui nous amène à penser qu’il se cache derrière cette énorme opération de fausses infos.

    Au moment où nous publions cette enquête, au moins 20 de ces sites sont toujours en ligne. Ces articles sont toujours partagés, et ils diffusent toujours de fausses infos qui trompent des lecteurs et font gagner de l’argent au même compte AdSense. Kim LaCapria, de Snopes, dit qu’elle voit encore de nouvelles versions de la rumeur originelle de temps à autres. «On dirait que ça vit toujours, mais la plupart des gens ont arrêté de nous demander si une célébrité déménageait vraiment dans leur ville».

    Mise à jour

    Après publication de notre article, Justin Smithson nous a envoyé cet email:

    Je ne suis pas le propriétaire de ces sites. Vous n'êtes pas venus chez moi et je n'ai pas menacé de casser votre appareil photo. Je ne vous ai jamais vus chez moi. Je ne vous ai jamais vus nulle part. Votre article est totalement diffamatoire et je vous envoie cette demande de le retirer immédiatement.

    Ce numéro d'identification Adsense n'est pas le mien. J'ai utilisé ce Adsense sur des sites test dont je craignais qu'ils aillent à l'encontre des conditions d'Adsense. C'était grosso modo un numéro Adsense prêt à jeter, emprunté à quelqu'un d'autre. Je n'ai pas accès à ce numéro et ce depuis un moment et je ne suis pas responsable de ce quelqu'un d'autre a fait en l'utilisant. Je réitère ma demande que vous retiriez cet article immédiatement.

    En réponse, BuzzFeed News lui a demandé plus de détails sur le propriétaire du numéro AdSense qui n'est plus le sien selon ses propos.

    «Je n'en ai aucune idée», a-t-il dit par email. «Je l'ai obtenu de quelqu'un qui était en dehors des États-Unis je pense, il y a des années. Comme je l'ai dit, c'était juste un numéro Adsense jetable. Je ne sais même pas s'il appartenait vraiment à cette personne. Je ne connais certainement pas son nom, ni maintenant ni à l'époque. Je ne sais même pas si c'était vraiment son numéro Adsense. J'avais l'impression que d'autres gens l'avaient aussi utilisé, et je suis sûr que vous pourriez trouver d'autres sites qui ont utilisé ce même numéro.»

    Au cours de notre enquête, nous avons utilisé CuteStat et AnalyzeID pour nous aider à trouver des sites utilisant ce numéro AdSense. Les seuls sites actifs que nous avons trouvé avec cet AdSense sont ceux publiant les fausses infos locales.

    Correction

    Les deux commentaires publics Facebook de Justin Smithson le montrent en train de parler de la carte graphique de son ordinateur. Une première version de l'article disait à tort qu'il parlait des capacités de son ordinateur et de sa connexion internet. Cet article a également été mis à jour pour ajouter le fait que Smithson dit qu'il ne vit plus à l'adresse d'Atascadero où nous nous sommes rendus.

    Traduit et adapté par Cécile Dehesdin