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    Pourquoi les médias doivent réinventer leur couverture de Donald Trump

    Time a pendant longtemps choisi des personnages controversés, tristement célèbres ou abhorrés comme «Personnalité de l'année». Mais, à l'ère d'un Trump président, le caractère ambivalent de cette distinction tient-il toujours ?

    Lorsque Time magazine a lancé pour la première fois sa rubrique «Homme de l'année», en 1927, la rédaction n'en menait pas large. Le magazine avait réussi à passer l'année entière sans mettre Charles Lindbergh (le célèbre aviateur et, à l'époque, la plus grande célébrité au monde) en couverture. Lindbergh, connu pour éviter la presse, avait refusé d'accorder une grande interview-portrait au magazine. Mais il y avait une autre façon de le mettre à la une: en faire l'«Homme de l'année». «Le Colonel Lindbergh est le citoyen le plus adoré depuis Theodore Roosevelt», déclarait le court article qui accompagnait la couverture.

    L'idée n'était pas que Lindbergh (et les dizaines de personnes qui allaient suivre) était la personne la meilleure ou la plus puissante de l'année. C'était qu'il était la plus médiatisée, la plus influente: la force centrifuge de l'année pour le journalisme. C'est pourquoi, 11 années plus tard, personne n'a été surpris qu'Adolf Hitler soit l'Homme de l'année. Comme l'ont expliqué les rédacteurs, «quand, sans effusion de sang, il a réduit la Tchécoslovaquie à un État fantoche de l'Allemagne, imposé une révision drastique des alliances défensives de l'Europe et obtenu carte blanche en Europe de l'Est en obtenant une "parole d'honneur" de la puissante Grande-Bretagne (puis de la France) Adolf Hitler est, sans nul doute, devenu l'Homme de l'année 1938.»

    Joseph Staline a été déclaré deux fois homme de l'année: d'abord en 1939, puis en 1942. Khrouchtchev a obtenu ce titre en 1957, l'Ayatollah Khomeini, le révolutionnaire iranien, a été nommé Homme de l'année en 1979. En d'autres termes, il existe une longue histoire de personnages tristement célèbres, controversés, et abhorrés (plus récemment, Vladimir Poutine en 2007) nommés Hommes de l'année. (Il a fallu attendre 1999 pour que l'Homme de l'année devienne la «Personnalité de l'année».)

    Donald Trump, qui vient d'être nommée «Personnalité de l'année» par Time, est, sans conteste, la personnalité la plus influente de 2016. Mais Trump, un personnage narcissique immergé dans un univers médiatique qui confirme a priori son point de vue, ne comprend pas que ce titre soit une lame à double tranchant. Certes, Donald Trump a fait beaucoup parler de lui, mais c'est surtout la manière dont il a attisé les attitudes racistes, rétrogrades, xénophobes et misogynes à travers les États-Unis qui a été au centre de l'attention. Pour Trump, lui-même la quintessence de la célébrité, toute information est toujours une bonne information; être la Personnalité de l'année du Time n'est pas une distinction douteuse, mais une affirmation de sa domination.

    Peu importe que l'article du magazine attire l'attention sur le côté sombre de sa campagne, ou que l'éclairage et l'ambiance de la couverture suggèrent un avenir sombre et ambigu pour le monde. À notre époque, c'est la couverture et le gros titre d'un magazine qui circulent, qui fabrique et accumule du sens. La nuance et l'histoire derrière la «Personnalité de l'année» disparaissent. À la place Trump, pour qui faire la une d'un magazine équivaut à un éloge (comme il l'a dit, «c'est un grand honneur») ou pour qui «influent» est un terme au sens strictement positif, s'approprie le titre et la couverture.

    De la même manière qu'internet vide de leur sens les traditions journalistiques développées dans le monde prénumérique, Trump a rendu même les critiques les plus claires impuissantes. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut arrêter de le critiquer, mais plutôt qu'il est temps de trouver de meilleurs outils.

    Lorsque l'Ayatollah Khomeini a été nommé Homme de l'année 1979, cela faisait des décennies que quelqu'un d'aussi controversé, d'aussi clairement anti-Américain, n'avait pas obtenu ce titre. Khomeini avait orchestré la Révolution iranienne, il détestait la démocratie et appelait les États-Unis «le Grand Satan»; ses adeptes avaient retenu 52 Américains en otage pendant plus d'un an. Les rédacteurs du Time avaient affirmé que Khomeini était celui qui «avait fait le plus de choses pour changer l'information, en bien ou en mal».

    L'article qui accompagnait cette une n'était pas une célébration de Khomeini, mais une analyse de son impact et de la menace qu'il représentait pour le monde dans son ensemble. «La révolution qu'il a menée à la victoire menace de peser sur l'équilibre mondial plus que tout autre événement politique depuis la conquête de l'Europe par Hitler», avaient déclaré les rédacteurs. Ils n'ont pas demandé d'entretien, et, selon le New York Times, quand Khomeini a appris qu'il avait été désigné Homme de l'année, «il n'a pas eu de réaction notable».

    Le Time ne l'a pas honoré d'un portrait (s'ils le lui avaient proposé, il aurait très certainement refusé), et l'on plutôt représenté dans une peinture à l'huile sombre et terne, ses sourcils froncés, ses yeux lançant des éclairs, avec un air renfrogné. Il a peut-être fait la une du magazine, mais ce n'était pas sensé être une célébration.

    Lorsque Newt Gingrich a été choisi en 1995, c'était pour dénigrer «impitoyablement, brillamment et odieusement» son programme d'équilibrage budgétaire à Washington. «Après avoir organisé un groupe insurgé à la Chambre des Représentants, Gingrich a pris l'initiative en profitant d'un président temporairement passif et a mené le pays dans une direction que le Président de la Chambre a, à juste titre, qualifié de révolutionnaire» ont écrit les rédacteurs.

    La une du magazine reflétait son style «cruel, forcené et efficace»: l'image est saturée, ce qui fait ressortir la rougeur de sa peau; le fond est fluorescent et peu flatteur, sa barbe de trois jours suggère à la fois son dévouement au travail et sa dureté. Ce n'était clairement pas un cliché glamour, surtout comparé à la photo de Bill Clinton, nommé deux ans plus tôt, et photographié avec un éclairage doux, flatteur et royal.

    Ou, prenons la une de 2007 avec Vladimir Poutine. DSans une lettre aux lecteurs du Time le rédacteur en chef, Richard Stengel, expliquait: «avec une volonté de fer, et en attaquant les principes chers aux nations libres, Poutine a rendu à la Russie son statut de puissance mondiale. C'était son année.» Poutine a accordé un entretien au magazine, mais uniquement à la dernière minute. «Il a fait peu d'effort pour être agréable, écrivait Stengel à l'époque. Le charme ne fait pas partie de son arsenal. J'ai passé beaucoup de temps avec des hommes politiques, mais il est le premier qui ne semblait pas du tout se soucier de s'il me plaisait.»

    Et donc, en couverture, un portrait qui représente bel et bien Poutine comme un homme qui se moque complètement de savoir comment les autres le perçoivent. L'image en gros-plan, au grain fin, correspond au style typique du photographe Platon, connu pour ses photographies de célébrités en noir et blanc contrasté qui crée un sentiment d'intimité avec le sujet. La palette de couleurs bleu-gris du portrait de Poutine, associée au sommet luisant de son crâne dégarni, le fait ressembler au Lex Luthor d'une dystopie communiste: un retour à une époque, et à un style de gouvernement autoritaire, révolus.

    Et puis, il y a Donald Trump. Dans son essai «How We Chose» (Comment nous avons choisi), la rédactrice en chef du Time, Nancy Gibbs, récapitule l'histoire désormais familière de l'ascension et du triomphe de Trump, et conclut par un regard fermement ambivalent sur son statut de personnalité de l'année: «Pour avoir rappelé à l'Amérique que la démagogie se nourrit du désespoir et que la puissance de la vérité dépend de la confiance que nous accordons à ceux qui la disent, pour avoir donné le pouvoir à un électorat caché en normalisant ses furies et en diffusant la peur en continu, et pour avoir défini les cultures politiques de demain en détruisant celles d'hier, Donald Trump est la Personnalité de l'année 2016 de TIME.»

    C'est un regard magnifiquement ciselé et nuancé sur l'année passée et son avatar le plus remarquable. Le portrait qui l'accompagne, pris par le très réputé Nadav Kander, fait de lourds emprunts aux anciens portraits de personnalités politiques contestées. L'éclairage est en clair-obscur, ce qui laisse dans l'ombre la moitié du visage de Trump (et donc ses intentions) tout en offrant une esthétique clairement rétro.

    Comme l'a formulé la rédactrice Helen Rosner sur Twitter, «il n'y a aucune chance que l'ensemble de références aux années 1940 dans cette photo soit non intentionnel: palette de couleurs Kodachrome, décor/ombre, fauteuil Louis XVI.» Son opulence dorée, et non son visage ou son corps, sont au premier plan, la chaise elle-même est un écho évident d'un cliché similaire de Hitler, qui a également figuré en une du Time, en 1941. Il regarde son public par-dessus son épaule, et non directement. Comme la dernière fois que Kandar a réalisé le portrait de la Personnalité de l'année (en 2012, il s'agissait alors de Barack Obama) il s'agit à la fois d'une image et d'une prise de position, avec un ton très différent de tous les présidents qui ont été nommés Personnalité de l'année par le passé.

    “Here, Mr. Trump. Let’s try one in this old chair, and could you turn just so? Hold it… Hold it… Got it. Thank you!”

    — andrewkarre (@andrewkarre)

    Nous n'élisons pas les présidents pour leur perception du sens des images d'eux-mêmes. Mais Trump est inculte en termes de nuances: il a appelé cet article «un grand honneur» qui «veut dire beaucoup». Il s'est opposé au fait que le magazine le déclare président des «États-Divisés d'Amérique»: «Je pense que mettre "divisés", c'était déplacé, a-t-il déclaré au Today show lors d'un entretien téléphonique. Je ne suis pas encore président, donc je n'ai rien fait pour diviser.» Il a ensuite parlé de son utilisation de Twitter («Je pense que je suis très modéré, et je parle de choses importantes») et de comment il avait commencé à s'en servir autant («Je peux m'y exprimer beaucoup plus honnêtement qu'en parlant à des journalistes malhonnêtes.»)

    Trump, en d'autres termes, voit les choses en noir et blanc: pour ou contre lui, en célébration pure ou en vil dénigrement. Et il partage sa vision manichéenne et mélodramatique du monde avec ses millions de followers. Comme écrit dans l'article du Time, «c'est une présidence d'impro, une performance artistique, avec des gentils, des méchants et du suspense. C'est une chose nouvelle pour les États-Unis.»

    Une chose nouvelle, qui suppose de repenser la couverture médiatique. Il s'agit de prendre en compte comment Trump va volontairement effacer toute nuance dans ses portraits, transformant ceux qui parlent de lui soit en héros auxquels il peut consacrer son temps, soit en adversaires méritant la censure, son jugement pouvant évoluer dans l'heure.

    Si depuis une centaine d'années, les «Personnalités de l'année« choisies par le magazine Time jouent sur les nuances et les distinctions, cette époque pourrait bien être révolue ne serait-ce qu'à cause de l'incapacité de Trump à les voir. De plus, beaucoup de ceux qui verront la une ne sont pas abonnés à Time magazine et verront uniquement la une, sans pouvoir la comprendre à travers le prisme de l'histoire de cette rubrique ni de a longue liste des hommes encore plus douteux que Trump «récompensés» par le titre d'Homme de l'année. L'image et la déclaration «Personnalité de l'année» feront leur chemin, leurs complexités non.

    Cela signifie-t-il que chaque une de presse doive être nécessairement sans équivoque? Comme l'image du New York magazine montrant Trump comme un loser? Cela a l'air d'une capitulation: un rabaissement à une même compréhension sans nuances, volontairement simpliste du monde.

    Mais la subtilité pourrait également être une bonne excuse: une façon d'éviter la colère de Trump, qui pense qu'imprimer quelque chose de négatif à son sujet est une forme de trahison, et ses partisans, dont beaucoup confondent critique et «désinformation». Nommer Trump Personnalité de l'année permettra au Time de vendre sa une des deux côtés du spectre politique, quelque chose qui est de plus en plus difficile à faire: en 2005, Time avait à peine moins de 4 millions d'abonnés, et vendait en moyenne 150.000 exemplaires par semaine en kiosques. En 2015, ces abonnements sont tombés à 3.038 millions, avec des ventes moyennes en kiosque à seulement 35.672 par semaine.

    Ce n'est pas une nouvelle stratégie pour la maison mère, Time Inc., qui, en plus du Time, publie People, Sports Illustrated, Fortune, et plusieurs autres publications très connues. Le lendemain de l'élection, People a mis Trump, photoshoppé derrière une foule de partisans d'origines variées, sur sa une, alors même que le magazine, quelques semaines auparavant, avait publié le récit d'une ancienne journaliste déclarant avoir été victime d'une agression sexuelle de Trump pendant qu'elle travaillait sur lui.

    À l'époque, le rédacteur en chef de People, Jess Cagle, avait déclaré que leur couverture de Trump au sein du magazine n'était «en aucun cas une célébration ou un soutien.» Mais cette couverture racontait une autre histoire: celle d'un magazine avide de ventes en kiosque et désireux de regagner une base qu'il s'était peut-être aliénée par la couverture des allégations de sa propre journaliste (publiées, il est bon de le rappeler, à une époque où la défaite de Trump paraissait certaine). Peut-être que la «nuance» est la nouvelle façon d'«avoir le beurre et l'argent du beurre»: souligner les politiques racistes tout en faisant attention de ne pas qualifier de racistes des lecteurs potentiels; décrire sans décrier.

    Il reste incroyablement difficile de savoir comment les médias peuvent couvrir Trump, un président souvent injuste et semblant peu équilibré, d'une manière juste et équilibrée. Mais il ne faut pas chercher la marche à suivre dans les traditions passées, ni tenter de le faire s'y plier, ni d'espérer que les lecteurs et Trump lui-même comprennent la complexité. Il ne faut pas non plus se replier d'une manière défensive par crainte de perdre des lecteurs. Si le Time, ou tout autre grand média d'autrefois en détresse, veut résister, cela sera en rejetant ces postures, même si elles sont habituelles, et en en adoptant de nouvelles.

    En avril 2013, Trump a tweeté que «La liste des 100 personnes les plus influentes de Time Magazine est une blague, et un coup de pub pour un magazine qui sera, comme Newsweek, bientôt mort». Si cette prophétie se réalise, ce ne sera pas à cause de Trump, mais parce que le Time se sera montré incapable de le couvrir de manière intelligente, non pas aux yeux de l'homme en couverture, mais aux yeux de ceux qui le lisent.


    Ce post a été traduit de l'anglais.