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    La transformation de Jennifer Garner

    Il y a douze ans, Jennifer Garner se voyait décerner le titre de «femme la plus sexy au monde». Aujourd'hui, elle porte des robes à fleurs dans des films chrétiens. Que s'est-il passé?

    Selon J.J. Abrams, Jennifer Garner est «une belle fille avec le caractère d'une moche». Du moins, c'est ce qu'elle était en 2004, à l'époque où citer Abrams dans un article sur Jennifer Garner relevait du passage obligé et où tous les portraits de l'actrice pataugeaient dans le syndrome de la madone et de la putain. De fait, dans Alias, elle oscillait entre le mode «espionne» (et des costumes qui, globalement, transpiraient le fétichisme) et la «normalité» de Sydney, avec ses cols roulés et ses lèvres gentiment rosées.

    La même année, Jennifer Garner se voyait décerner le titre de «femme la plus sexy au monde» par Maxim. Dans Esquire, elle était la «femme qu'on adore», la «bombe du moment» avec la «démarche la plus sexy jamais vue à la télévision». En couverture de Rolling Stone, elle posait toute en cuir, le nombril à l'air. Ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi la «fille sympa de la Bible Belt», cette «chouette nana de Virginie-Occidentale» qui se pointait aux interviews sans maquillage et les cheveux tirés en queue de cheval. Elle-même se décrivait comme une «sainte-nitouche». (Avant la sortie du Royaume, en 2007, sa mère ne l'avait jamais entendue dire «fuck»).

    Après 30 ans sinon rien, Jennifer Garner était en passe de devenir la future Julia Roberts: une reine de la comédie romantique avec un véritable talent, la nouvelle chouchoute bon teint de l'Amérique, aussi parfaite en couverture de Femme actuelle que de FHM et dont la vie sentimentale satisfaisait autant les éternels romantiques que les amateurs de potins.

    Et là, Ben Affleck.

    Après leur mariage, Jennifer Garner –dont la première union avec Scott Foley n'aurait justement pas tenu à cause de sa carrière d'actrice– mettra les paillettes en sourdine. Elle a trois enfants, arrête de montrer son nombril et couvre de plus en plus souvent ses épaules. Toujours aussi adulée qu'avant, elle passe progressivement aux seconds rôles, devient la maman des films pour enfants ou, comme dans Miracles From Heaven sorti à la mi-mars aux États-Unis, la tête d'affiche de bondieuseries en 16/9.

    L'attrait de Jennifer Garner n'est plus sexuel, il est émotionnel. Quand elle se retrouve en mars en couverture de Vanity Fair US, ce n'est pas tant pour faire la promo de Miracles From Heaven que pour prouver sa résistance après le scandale de l'an passé: l'adultère de Ben Affleck avec l'ancienne nounou de leurs enfants. Reste qu'en réussissant sa métamorphose, Jennifer Garner nous rappelle combien une féminité traditionnelle est toujours vénérée par un pan, vaste et influent, de l'opinion américaine. Peut-être que Jennifer Garner n'est plus «cool», qu'elle n'est plus «sexy», peut-être qu'elle n'est même plus l'actrice que tout le monde s'arrache –mais elle n'aura non plus jamais été une star aussi puissante et idéologiquement significative que celle qu'elle est aujourd'hui.

    La Jennifer Garner du début des années 2000 avait un visage long, anguleux, infiniment expressif. Dans Alias, elle semblait perpétuellement au bord des larmes. Sur les photos de tournage ou de tapis rouge, on ne la voyait jamais sans son sourire éclatant et rigolard. C'est ce visage qui la différenciait d'Angelina Jolie, autre actrice de films d'action à la silhouette d'acier avec laquelle on la comparait souvent. Si Jennifer Garner pouvait respirer le calme et la maîtrise de Tomb Raider, contrairement à une Jolie toute en glamour, noirceur et fioles de sang autour du cou, c'était clair qu'elle rentrait chez elle pour retrouver un divan moelleux et des rideaux pastel. Angelina Jolie était une femme fatale, mais Jennifer Garner, de trois ans son aînée, respirait la fraîcheur. Dans la presse, on racontait son adolescence, ses parents qui, à elle comme à ses deux sœurs, interdisaient le maquillage, le vernis à ongles ou les oreilles percées. «Ce n'était pas dans l'esthétique Garner», dira-t-elle dans USA Today.

    Jennifer Garner fait ses études à l'université Denison, où elle intègre la sororité Pi Beta Phi. Mais elle sèche «la plupart des soirées», notamment parce qu'elle déteste les gens bourrés. «Vraiment, ils me faisaient pitié», explique-t-elle dans Rolling Stone. «Ils étaient si excessifs, en nage, toujours sur le point de vomir». Une fois son diplôme en poche, elle multiplie les cachets dans Pearl Harbor, Eh mec! Elle est où ma caisse? et Felicity. C'est grâce à cette série qu'elle tape dans l’œil d'Abrams, qui en fera l'héroïne d'Alias, et de Scott Foley, qui deviendra son premier mari –le genre de type qui était sans doute le plus beau mec du lycée. Ensemble, ils feront des trucs foufous, comme se carapater des Golden Globes tout de suite après la remise de son trophée de «Meilleure Actrice» pour Alias en 2002. «On s'est tirés tellement vite», dira-t-elle au Time. «Quand on est arrivés à la soirée, les gens se bousculaient autour de moi et je me suis dit: «En fait, je ne suis pas à ma place.» Alors, ils rentrent chez eux et se commandent des pizzas pour buller en jogging.

    L'image de Jennifer Garner était extraordinairement banale. Quand on lui demandait si elle avait des tatouages, elle se scandalisait «Oh la la, non! On n'a pas de tatouages chez les Garner!» Et pourtant, ses premières couvertures de magazines sont des exemples parfaits de la tendance Lolita-Britney Spears: un ventre ferme et musclé, des jeans taille-basse, une moue boudeuse. Une styliste s'occupe de ses tenues, mais lorsqu'elle commence à apparaître dans les listes des personnalités les mieux habillées, elle rougit ou fait sa mijaurée, comme lorsqu'elle commente ses costumes dans Alias: «Oh la la, ça me gêne tellement d'avoir à porter ces robes sur les tournages», dit-elle dans Rolling Stone. «Je me rassure en me disant "ce n'est pas moi, c'est le personnage, et si elle doit s'habiller comme une traînée, c'est comme ça". C'est ce que j'explique à mon père, en tout cas.»

    En 2002, quand Jennifer Garner souffle ses 30 bougies, Alias, qui en est alors à sa deuxième saison, est une série culte, malgré des audiences décevantes. C'était le genre de série que tout le monde connaissait –on avait vu l'actrice, on avait vu ses tenues– même sans en avoir regardé un épisode. Son image était suffisamment badass pour qu'elle assure la tête d'affiche de Daredevil, aux côtés de Ben Affleck. À la première, en 2003, des journalistes demandent à Jennifer Garner et Scott Foley leurs conseils conjugaux pour Ben Affleck et Jennifer Lopez. Scott Foley répond: «Protégez votre intimité.» Jennifer Garner: «Je crois que ça m'intéresse de voir ce qu'ils vont devenir.»

    «Bennifer» allait vite imploser et le couple de Garner se déliter –et pas à cause d'une quelconque aventure entre Jennifer Garner et Ben Affleck. Après Felicity, la carrière de Scott Foley avait marqué le pas et la réussite de Jennifer Garner aurait été trop «lourde à supporter» pour lui. Ils allaient démentir rumeur après rumeur jusqu'à ce que Jennifer Garner se rende aux Oscars seule et qu'Us Weekly annonce en couverture leur «brutale séparation».

    Jennifer Garner a honte du divorce –et craint que cela n'affecte son image. «J'ai toujours été la fille sage», dit-elle à Newsweek. «Comme toutes les sœurs Garner, on est une famille de filles sages. Alors penser que des gens vont peut-être lire des trucs qui vont les faire changer d'avis... Il faut que je me fasse à cette idée, que je sache que je suis toujours cette fille. Ma mère le sait, mes sœurs le savent, toutes les personnes qui comptent le savent».

    C'est à cette époque qu'USA Today embauche des entremetteurs professionnels pour dénicher une nouvelle petite-amie à Ben Affleck, désormais célibataire. La première de la liste: Jennifer Garner. «On ne peut que se demander ce qui se serait passé s'ils n'avaient pas été en couple (avec d'autres) sur le tournage de Daredevil. C'est une femme confiante, au sommet de son art, très jolie et très gentille.»

    Garner in 13 Going on 30

    On n'aurait pas pu dire plus juste. Jennifer Garner venait de sortir 30 ans sinon rien, son premier grand rôle dans un non-film d'action, 97 minutes de pur charisme. Interprétant une fille de 13 ans enfermée dans le corps d'une femme de 30, le jeu de Jennifer Garner aurait pu se noyer dans le malaise, l'ampoulé. Au lieu de cela, elle met parfaitement en valeur la candeur et l'allégresse qui peuvent structurer la vie d'une jeune fille avant qu'advienne l'esclavage du détachement forcé. Son amoureux, Mark Ruffalo, est bien plus mignon qu'il n'est sexy et leur romance est épurée, libérée des normes piégeuses de la vie d'adulte. Embrasser le garçon n'est que du pur délice, sans le stress du lendemain et des textos qu'il faut ou non envoyer.

    La fin du film aurait pu être gênante, mais son sous-entendu –que l'amitié, la gentillesse et les couleurs saturées devraient nous rapprocher les uns des autres– défie le spectateur de faire preuve du moindre cynisme. Les critiques ont adoré 30 ans sinon rien. J'ai adoré ce film. Toutes les femmes que je connais l'ont adoré. Et l'affection dure toujours aujourd'hui, comme conservée pour l'éternité dans sa forme première. Elle n'est pas loin de ressembler aux sentiments suscités par Ryan Gosling dans N'oublie jamais, Colin Firth dans Orgueil et Préjugés ou même Julia Roberts dans Pretty Woman. La force de son charisme est telle que peu importe le nombre de films merdiques qui ont pu lui succéder, il reste intact.

    30 ans sinon rien est la queue de comète de l'âge d'or des comédies romantiques –la fin des années 90 et le début des années 2000. Une ère qui englobe Le Mariage de mon meilleur ami, Vous avez un message, Coup de foudre à Notting Hill, In Her Shoes, Fashion victime, L'Amour à tout prix, Collège Attitude et Comment se faire larguer en dix leçons. Avec ses plus grandes héroïnes –Julia Roberts et Meg Ryan– «passant l'âge» d'en endosser les rôles-titres, les critiques ont tôt fait de voir en Garner leur héritière. «À l'âge canonique de 36 ans, Julia se la coule douce au Nouveau-Mexique avec son petit mari», pouvait-on lire dans Entertainment Weekly. «Reese est plus jeune (28 ans) et est tout à fait charmante, mais en combinaison de skaï? Pas vraiment. Quant à Jennifer [Aniston], bon, on ne peut pas trop lui en demander. Ce qui nous laisse Jennifer Garner, la meilleure du lot.»

    Jennifer Garner venait de jouer dans une comédie romantique réussie, autant d'un point de vue critique que commercial. Elle était le premier rôle d'un nouveau film de super héros et s'était trouvé un nouveau petit-ami totalement incendiaire, Michael Vartan, qui jouait aussi son amoureux à l'écran –le genre de romance qui fait frétiller les fans. Mais elle était à la veille d'un événement qui allait la propulser au rang de super-star: sortir avec un acteur à la renommée équivalente, si ce n'est supérieure, à la sienne.

    Garner et Affleck officialisent leur relation lors d'un match des Red Sox en 2004; Affleck et Garner en route pour le psy de Garner, en 2005.

    On ne sait pas bien si sa relation avec Michael Vartan s'est terminée ou non à cause de Ben Affleck, avec lequel elle tournait Elektra, mais cela n'a pas d'importance: en octobre 2004, Ben s'était trouvé une nouvelle Jen et leur première apparition publique (à un match des Red Sox) allait ouvrir un nouveau cycle de fascination. Moins d'un an plus tard, ils se mariaient sur une plage des îles Turques-et-Caïques. Quelques semaines après, Jennifer Garner annonçait sa grossesse. Qu'importe qu'Elektra s’avérera être le genre de bombe puante présageant les films de super-héros qui inondent aujourd'hui nos écrans, Jennifer Garner vient de dénicher un nouveau rôle, celui de maman célèbre.

    La décennie suivante signe le déclin de la carrière de Jennifer Garner. Pour autant, sa visibilité (sur les couvertures des magazines, sur des photos volées avec ses enfants) demeure stable –et se focalisera principalement sur son rôle de mère et d'épouse. «J'avais cette lutte intérieure entre le "je dois travailler, je dois travailler, je dois travailler" et le "je dois rester à la maison m'occuper de mes enfants"», dira-t-elle. «Et les enfants ont gagné». Même dans des magazines de mode aussi créatifs que W, c'est son quotidien de mère qui donne le ton de ses portraits. Elle qualifie l'allaitement de «sensation la plus confortable au monde», déclare son amour pour les après-midi passés entre mères d'élèves de l'école de sa fille et détaille en long et en large ses recettes maison de petits pots.

    Les stars féminines contemporaines adoptent diverses stratégies pour rester sous le feu des projecteurs: elles peuvent miser sur le dynamisme de leur vie sentimentale (Julia Roberts dans les années 90 et au début des années 2000, Jennifer Aniston il y a encore cinq ans, Taylor Swift jusqu'à sa rencontre avec Calvin Harris), le charisme de leurs enfants (Jessica Alba, Angelina Jolie, Reese Witherspoon), leur corps parfait et des poses affriolantes (Olivia Wilde, Megan Fox, Jessica Biel, Mila Kunis) ou leur extravagance et leur côté décalé (Jennifer Lawrence, Shailene Woodley). Certaines font les quatre à la fois. D'autres, comme Meryl Streep, cultivent une célébrité totalement non-people et voient leur gloire dépendre quasi entièrement de leurs performances d'actrice. Rares sont celles qui peuvent s'offrir ce privilège –et Jennifer Garner n'est certainement pas dans le lot.

    La carrière de Garner a pu survivre à des atrocités comme Elektra et Ma vie sans lui, à des comédies romantiques fadasses comme Hanté par ses ex, et même à des années passées sans le moindre film à l'affiche. Mais pour cela, il fallait une histoire annexe –dans son cas, sa vie domestique et maternelle– pour garder intact l'intérêt des fans.

    Garner en mode maman avec Affleck en 2010

    Jennifer Garner ne s'est jamais transformée en femme d'affaires ménagère, à l'inverse de Gwyneth Paltrow et de Reese Witherspoon. Et si elle a récemment associé son image à une marque de loisirs créatifs, elle aura passé une décennie à gentiment se vendre via des centaines d'interviews données dans des magazines pour femmes au foyer. Comme l'explique Matt Damon dans The Guardian, «La femme de Ben, Jennifer Garner, vend des tonnes de magazines dans le Midwest. Des magazines –m'a dit Ben– dont on n'a jamais entendu parler, mais qui parlent à la maman du Midwest. Et ces femmes, pour une raison quelconque, s'identifient à Jennifer et veulent savoir à quoi ressemble sa vie de mère».

    Jennifer Garner n'a pas sa newsletter comme Gwyneth, elle n'est pas sur Snapchat comme Reese, mais qu'importe: elle aura généré suffisamment d'affection pour se garantir un flux constant de contrats publicitaires et, plus essentiellement encore, pour en dévier un peu vers Ben Affleck –star mal-aimable dont le succès importe néanmoins beaucoup à l'avenir de sa famille.

    Deux campagnes de Jennifer Garner.

    Ces quinze dernières années, la trajectoire de carrière de Jennifer Garner aura été en miroir de celle de Ben Affleck: quand ils se rencontrent, elle est l'étoile montante, lui touche le fond. Lorsque la carrière d'Affleck reprend progressivement des couleurs –tout d'abord en 2007, après son premier succès de réalisateur avec Gone Baby Gone et l'apogée en 2012, lorsqu'il remporte l'Oscar du meilleur film pour Argo– celle de Jennifer Garner décline. En 2010, elle enchaîne les navets –Valentine’s Day, puis Arthur. Mais avec les photos de ses filles toujours en bonne place dans les magazines people, qu'importe que La famille Pickler –une sorte de remake de l'Arriviste axé sur la sculpture sur beurre dans le Midwest, premier et unique film produit par les studios Garner– sorte directement en VOD.

    Et si beaucoup d'acteurs verraient comme une disgrâce un rôle dans un film pour enfants, quand Jennifer Garner apparaît en 2012 dans La Drôle de vie de Timothy Green –l'histoire d'une femme qui n'arrive pas tomber enceinte et à qui un enfant sorti de la terre de son jardin apprend les joies de la parentalité adoptive– ses fans exultent.

    Garner devient une actrice de seconds rôles et de rôles de maman dans des films Disney

    Timothy Green dépasse les 45 millions d'euros de chiffre d'affaires –et ouvre les portes d'une nouvelle niche parfaitement logique pour Jennifer Garner, celle de la «figure maternelle et nourricière». Elle récidive dans Alexandre et sa journée épouvantablement terrible et affreuse (2014) et, selon un angle légèrement différent, dans Dallas Buyer’s Club (2013). C'est à cette époque que les rumeurs sur les infidélités de Ben Affleck –et son goût trop prononcé pour le jeu et une mésentente générale dans leur mariage– arrivent sur le devant de la scène. En 2012, Jennifer Garner accouche de leur troisième enfant, un garçon –un geste qui, selon certains racontars, relève de l'ultime rustine conjugale. Mais c'est aussi ce qui lui vaudra ses palmes de super-maman célèbre. N'importe quelle starlette peut avoir deux enfants. Trois, c'est du véritable engagement, de la pure fibre maternelle garantie authentique.

    Les résultats mi-figue mi-raisin du Pari (25,7 millions d'euros au box-office) et de Danny Collins (5 millions) ne font que souligner la manière dont le public veut la voir: pas en héroïne de comédie romantique, ni en entrepreneuse à poigne, ni en caricature de femme trophée, mais en maman. En bonne maman, peut-être légèrement bécasse, mais moralement et intégralement focalisée sur sa vie domestique. Une maman qui fabrique des trucs de ses mains, qui admet être un peu «radine», mais qui préfère y voir du «bon sens». Une maman qui dit de sa sœur, capable de «jongler entre le travail, les enfants, le volontariat, l'église et qui cuisine tous les soirs le dîner sans se sentir submergée» qu'elle est son héroïne. Une maman qui avoue une petite baisse de forme après ses grossesses, tout en précisant: «Je n'allais pas faire du sport et prendre sur le temps que je devais à Violet.»

    Une maman qui, quand son mari la trompe, préfère protéger sa famille que de lui mettre publiquement la honte. Même leur décision coordonnée d'annoncer leur «secret» –une procédure de divorce de dix mois– qui anticipe la date réelle de leur séparation et transforme la «tromperie» avec la nounou en «mauvaise décision», aura été prise pour protéger l'image de la famille.

    Et la dernière campagne de promo de Jennifer Garner –sa couverture de Vanity Fair, son passage chez Jimmy Fallon, son long portrait dans People– ne concerne pas réellement son propre projet, Miracles for Heaven. Avec un budget de 11,5 millions d'euros, c'est un film de second choix, destiné à générer un gros pourcentage de ses recettes en VOD. En réalité, elle fait la promo de Batman v Superman, sur lequel la carrière de Ben Affleck en tant que premier rôle –un homme crédible en Batman– repose.

    «Il ne peut pas se permettre des mauvaises critiques», écrit Elaine Lui sur Lainey Gossip. «Il faut qu'il soit parfait, et vous ne pouvez pas laisser cette responsabilité dans les mains de Ben Affleck. À l'inverse, Jennifer Garner sait mieux vendre Ben Affleck que Ben Affleck sait se vendre lui-même». Et si Jennifer Garner gagne à l'évidence un confortable salaire grâce à ses films et ses contrats publicitaires, l'argent qu'on peut se faire avec un film de super-héros est la garantie à vie de déplacements en jet privé.

    D'où l'offensive familiale coordonnée. Pour l'anniversaire de leur fils, confesse Jennifer Garner à Extra, «nous nous sommes tous déguisés». «Je me suis déguisée en ninja et Ben en Batman… C'était le meilleur moment de l'histoire des papas.» Une «source anonyme» (alias, un attaché de presse) a révélé à E! que le couple «continuera à vivre dans la même maison et n'a aucune intention de changer cela», en ajoutant qu'«ils vont très bien aujourd'hui. Le calme est revenu et ils se sont habitués à leur nouvelle vie, une vie séparée, mais encore unie sur bien des aspects.»

    En d'autres termes, si Ben Affleck a merdé, aujourd'hui, il fait ce qu'il faut –et vous devez vous mettre toute cette positivité dans le crâne si vous hésitez à aller voir son nouveau film. «Jen est géniale», déclare-t-il dans les colonnes du New York Times, une interview qui ressemble quand même beaucoup à une banale tentative de diversion après son adultère et les preuves accablantes de sa dépendance au jeu. «On s'entend super bien. Je l'ai vue pas plus tard que ce matin, c'est ça notre vie». Il insiste sur le fait que Jennifer Garner et leurs trois enfants viendront lui rendre visite en Europe quand il tournera Justice League, son prochain film dans le rôle de Batman. Et souligne que leurs apparitions publiques n'ont jamais, ô grand jamais, été des coups de com'.

    Ce qui ne convainc pas tout le monde. «Qu'ils ouvrent un compte Instagram et embauchent des attachés de presse dans leur vingtaine, parce que leur stratégie est vraiment ringarde et dégoulinante», peut-on lire sur le blog people Celebitchy. «Qu'ils postent de mignonnes photos de famille de temps en temps et y aillent mollo avec les hashtags. Ça sera moins pénible que leurs fausses photos volées en jogging et leur débauche de citations réciproques.» Reste que c'est une stratégie qui semble fonctionner. Au box-office, Batman v Superman vient de dépasser les 700 millions d'euros et la presse people piaffe toujours sur l'histoire de Jen & Ben, couple amoureusement séparé, mais «familialement» plus soudé que jamais.

    Quand on lit le portrait de Jennifer Garner dans Vanity Fair, on y retrouve quelque chose de son époque Alias, quand elle semblait constamment au bord des larmes. Quand elle parle de la fin de son mariage, elle dit: «Je n'ai pas épousé la grosse star de ciné, je l'ai épousé lui.» «Et si je pouvais remonter le temps, je prendrais la même décision (…) C'est l'amour de ma vie. Que puis-je y faire? C'est le type le plus brillant, le plus charismatique, le plus généreux. Mais c'est un gars compliqué. J'ai toujours dit "Quand son soleil brille sur vous, vous le sentez." Par contre, quand le soleil brille ailleurs, l'ombre qu'il fait peser sur vous peut être très froide.» Son mélange de gratitude, d'amour et de tristesse est réellement émouvant, mais c'est aussi un coup de maître. Elle protège Ben Affleck (c'est lui qui a le véritable charisme d'une star de ciné; «personne ne doit le haïr pour moi»), mais elle rappelle aussi au lecteur que si quelqu'un doit profiter de sa sympathie, c'est bien elle.

    Sur les photos, Jennifer Garner paraît fière, rayonnante, avec suffisamment de peau dénudée pour vous rappeler son passé, mais aussi suffisamment de pudeur pour vous rappeler qu'elle est désormais l'idole des gentilles mamans. À l'évidence, son image, et même sa carrière, ne sont pas en danger. Mais à quelle fin? Elle parle de ses trois projets de films dans les cartons, dont un avec Kevin Spacey qui se transforme en chat, mais le secret de polichinelle saute aux yeux: si elle est en couverture de Vanity Fair, ce n'est pas à cause de ses propres actions, mais pour prouver combien elle a su résister à celles de son mari.

    La transformation de Jennifer Garner ne fait peut-être que refléter l'évolution de ses priorités –ou montre qu'elle a su se libérer d'une hyper-sexualisation obligatoire au lancement de sa carrière à Hollywood. Mais elle est aussi le modèle d'un type de féminité où la sexualité n'est qu'une mascarade, toujours prête à laisser la place à la maternité –et à une «bonne maternité», celle des femmes qui restent, quoi qu'il arrive et qu'importe leurs erreurs, aux côtés de leur mari pour le bien de leur famille.

    En tant que femme, Jennifer Garner a le droit de prendre les décisions qui lui conviennent. En tant que célébrité jouant le jeu de la maternité en public, de telles décisions ont une réelle signification politique et culturelle. Il n'y a rien de mal à choisir de soutenir votre mari pour le bien-être psychologique et matériel de votre famille –comme il n'y a rien de mal à s'épuiser du travail mental que requiert la vie de sex-symbol. Mais la désexualisation de l'image de Jennifer Garner, comme le ralentissement de sa carrière autrefois prometteuse, ne donnent pas tant l'impression d'être ses décisions propres que l'effet de son entrée dans l'ombre gigantesque et prédatrice de Ben Affleck.

    Les stars conservent leur statut de star en jonglant avec les idéologies et les façons qu'ont les gens de voir le monde. À côté de l'adulation que peuvent susciter des Lena Dunham, Kim Kardashian, Amy Schumer et Rihanna, la stabilité de la popularité de Jennifer Garner nous rappelle combien une proportion non négligeable de la population reste attachée à une image de la femme tout à fait traditionnelle.

    Des fans qui, comme le souligne Matt Damon, sont aussi absents de l'imaginaire collectif qu'ils représentent, le gros des troupes des consommateurs de cinéma, de magazines, mais aussi la base de l'électorat américain. Des gens que Lainey Gossip qualifie de «majorité du monospace» et, comme la «majorité silencieuse» qui allait conduire au conservatisme politique des années 70, ils ne font pas beaucoup de bruit. Mais ils n'en ont pas besoin. Ce sont eux qui forgent le statu quo, qui définissent le «normal» et «l'acceptable» que les médias mainstream reproduisent et réifient à l'envi.

    Facile de se focaliser sur les stars les plus excitantes et les plus innovantes du moment, d'y voir l'avenir de la culture américaine et de sa politique identitaire. Mais ces stars sont confrontées à la force d’inertie véhiculée par des célébrités comme Jennifer Garner. Des stars très belles, parfaitement accessibles, sans doute un peu trop fades mais dont l'image peut compter sur des fondations des plus solides, alias des décennies de résistance au changement. Jennifer Garner est peut-être la plus vieillotte de nos stars de cinéma. Ce qui ne l'empêche pas d'indiquer les valeurs et les attitudes qui structureront, inspireront et policeront les comportements des femmes pendant encore de longues et nombreuses années.

    Traduit de l'anglais par Peggy Sastre