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    Le web a-t-il basculé à l'extrême droite?

    Sites de «réinformation», pages Facebook, comptes YouTube... En occupant le terrain, l'extrême droite touche un public bien plus large que ses fidèles.

    Mercredi 2 septembre, L'Obs fait sa couverture sur les témoignages de quatre personnes qui ont été migrantes. Témoignages suivis par de nombreux autres sur Twitter sous le hashtag #JaiÉtéMigrant. Le jour même, Marine Le Pen répond avec son propre hashtag: #JeVeuxResterFrançaisEnFrance.

    Au hashtag de propagande bobo #JaiÉtéMigrant, je préfère celui que pourrait crier le peuple français : #JeVeuxResterFrançaisEnFrance ! MLP

    Si l'on en croit les chiffres, c'est la présidente du Front National qui a fait le plus de bruit, avec 11.869 mentions de son mot-clé sur Twitter contre 4522 pour l'original.

    Plus largement, l'extrême droite profite de la crise des migrants pour matraquer son discours sur les réseaux sociaux. Le maire de Béziers Robert Ménard se met en scène façon cowboy (et au mépris de la loi) en train de demander à des migrants de partir dans une vidéo YouTube. Les fausses informations sur les migrants coulent à flots dans la«fachosphère». À Calais, des pages Facebook appellent à les «foutre dehors». Comment expliquer cette déferlante?

    La stratégie de la «réinformation»

    Si l'ultra droite est aussi présente sur le web, c'est d'abord parce qu'elle y trouve un espace d'expression sans précédent. Le cœur de sa stratégie numérique consiste à développer et alimenter ses propres sources d'information «alternative». Ancien cadre du FN, Jean-Yves Le Gallou expliquait en 2014 à L'Express sa théorie de la «réinformation»:

    «Le politiquement correct s'impose au monde politique, administratif et intellectuel à travers les médias traditionnels. Le principe de la réinformation, c'est donc de donner des informations et des points de vue alternatifs face à cette censure. L'expression "grand remplacement", par exemple, est entrée dans le vocabulaire courant grâce aux médias alternatifs.»

    Le phénomène en lui-même n'est pas neuf: l'extrême droite, qui a longtemps eu le plus grand mal à avoir accès aux médias, a toujours cherché des solutions alternatives. Et dès les années 70-80, le courant dit de la «Nouvelle Droite» était convaincu de la nécessité de remporter la bataille médiatique pour s'imposer politiquement, rappellent Les Inrocks. Mieux que Radio Courtoisie ou Minute, internet offre aux idéologues d'extrême droite un espace beaucoup plus vaste pour répandre leurs idées.

    Hier, ils se contentaient d'envahir les commentaires ou de créer quelques blogs confidentiels. Depuis quelques années, ils créent aussi des sites de «Réinformation». On peut par exemple citer le site d'Alain Soral Égalité et Réconciliation, le dieudonniste Quenel+, le site proche de la mouvance nationaliste catholique Médias-Presse-Info ou «l'agence de presse» du bloc identitaire, Novopress.info.

    L'extrême droite a même sa propre antenne de critique des médias: l'OJIM (Observatoire des Journalistes et de l'Information Médiatique). Derrière ce nom très sérieux, on on trouve des articles à mi-chemin entre la compilation d'informations sur des médias ou des journalistes et l'attaque ad hominem.

    Pour préserver leur crédibilité, certains sites se présentent comme «neutres» et «objectifs». David Bonapartian, «directeur de publication» de l'Agence Info Libre, nous assure n'avoir «rien à voir avec l'extrême droite» ou la «réinformation». «On est un site d'information, on fait de l'information car les médias ne remplissent plus leur rôle», martèle-t-il auprès de BuzzFeed France.

    Sur son site, on trouve principalement un mélange de reprises de médias traditionnels et d'autres sources nettement moins fiable. Par exemple le site Sputnik, un organe de propagande russe, comme l'explique Rue89.

    L'Agence Info Libre donne aussi la parole à des figures controversées de l'extrême droite comme Serge Ayoub, ex-leader du groupuscule dissout Troisième Voie.

    Les internautes font-ils la différence entre les médias traditionnels et ces sites? Google, lui, a choisi de les traiter sur le même plan que la presse traditionnelle: Fdesouche, Égalité et Réconciliation et d'autres encore se retrouvent régulièrement classés dans sa partie «actualités».

    Sollicité par BuzzFeed France, Google nous fait savoir qu'il ne porte pas de jugement éditorial sur le contenu des sites référencés dans Google Actualités, sans vouloir préciser les critères retenus par son algorithme -on nous renvoie pour cela vers son site, qui reste relativement vague.

    La plupart des sites qui remontent sur Google Actualités sont au préalable référencés par Google -à leur demande, et à condition de répondre à certaines règles. Mais il arrive aussi que, ponctuellement, des pages de tel ou tel sites non-référencés sur Google Actualités y soient présents -sans que Google souhaite nous expliquer sous quelles conditions.

    La «réacosphère» se répand sur Facebook

    Difficile de dire aujourd'hui que le FN n'a pas accès aux médias, comme c'était le cas par le passé. Florian Philippot est ainsi «le plus gros squatteur des matinales en août 2015», calcule Le Lab. Jeudi 24 septembre, Maïtena Biraben parlait au Grand Journal d'un «discours de vérité» du FN.

    Le créateur du site La gauche m'a tuer, Mike Borowski, ancien collaborateur du très droitier Christian Vanneste (qui a quitté l'UMP en 2012), trouve tout de même que ses idées ne sont pas assez représentées dans le débat médiatique. Lui se dit plutôt «réacosphère» que «réinfosphère». Il nous explique: «Je ne fais pas un site d'information, je donne mon opinion», sur le même modèle que Boulevard Voltaire, le site de Robert Ménard.

    Pour développer son site, lui mise avant tout sur les titres chocs et les prises de position radicales. Sa stratégie: miser sur les partages sur les réseaux sociaux:

    Résultat: après quatre ans d'existence, son site réunirait jusqu'à «2,5 millions» de visiteurs par mois selon lui. Impossible de vérifier ce chiffre, mais une chose est sûre: ses articles sont régulièrement partagés plus de 10.000 fois sur Facebook -«certains l'ont même été plus de 300.000 fois», dit Mike Boroswki, qui voudrait «créer un média de masse». Après publication de notre article, ce dernier nous a envoyé une capture d'écran qui montre les statistiques de son site sur Google Analytics sur les 30 derniers jours, où il a réuni environ 1,8 millions d'utilisateurs (des chiffres dits "site centric", difficilement comparable avec les panels d'audience de référence de la presse en ligne, pour la plupart au moins en partie basée sur le comportement d'un échantillon d'utilisateurs, mais qui restent considérables).

    Autre figure de la «réacosphère», la page Facebook «Hollande Dégage», dont l'administrateur reste anonyme et ne répond pas à nos sollicitations, réunit pas moins de 586.000 abonnés. Soit un peu plus que François Hollande -578.000. Elle non plus n'y va pas avec le dos de la cuillère pour diffuser ses messages:

    Derrière les chiffres, la stratégie de dédiabolisation du FN

    Peut-on affirmer, à partir de ces chiffres, que l'extrême droite serait en passe de dominer le web? «Ce serait malhonnête de quantifier les choses, il n'y a que les élections qui permettent de le faire», prévient Nicolas Vanderbiest, assistant universitaire à l’université catholique de Louvain et animateur du blog Reputatio lab. Selon lui, les réseaux d'extrême droite se décomposent en deux niveaux:

    - En «haut», les producteurs de contenus.

    - En «bas», les relayeurs, qui vont diffuser les messages des premiers jusqu'à ce qu'ils envahissent la toile.

    Selon Nicolas Vanderbiest, «il n'y a pas de stratège» qui coordonne la diffusion des discours d'extrême droite. La force de ses réseaux résiderait surtout dans les liens très étroits qui unissent les membres de cette communauté:

    «Si vous voulez "buzzer", ce qui compte, c'est le début. Il faut créer une dynamique. Or, ils sont hyperconnectés entre eux, beaucoup ne suivent quasiment que des comptes d'extrême droite, alors les messages peuvent circuler très vite.»

    Selon lui, les médias se font parfois tromper par cette agitation. «Quand BFMTV a repris l'affaire du bikini de Reims, il n'y avait que 2000 tweets qui la mentionnaient. Et pourtant, on a tout de suite entendu que cela "enflammait les réseaux sociaux". C'était exagéré.»

    S'il reste difficile à quantifier, cet activisme en ligne de l'extrême droite permet néanmoins de toucher un public beaucoup plus large qu'auparavant, reconnaît le chercheur. «Le FN n'est pas encore dans une logique de "votez pour moi", mais dans une logique de "vous pourriez voter pour moi"». Montrer aux internautes qu'ils peuvent partager au moins une idée avec Marine Le Pen s'inscrit totalement dans sa stratégie de dédiabolisation.

    Plus astucieux encore, l'extrême droite n'hésite pas à récupérer des actions comme la pétition anti-vaccin du professeur Joyeux, le combat d'une vieille dame qui veut faire expulser des squatteurs ou les diatribes anti-élites d'Étienne Chouard.

    Update

    L'article a été mis à jour après publication en ajoutant une précision de Mike Borowski sur l'audience de son site, après publication.


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