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    Terrorisme: en échange de papiers, le FBI pousse des musulmans à jouer les indics

    Notre enquête basée sur de nombreux documents et témoignages montre comment le FBI agit illégalement aux États-Unis. Il demande à des immigrants musulmans d'espionner d'autres personnes en leur faisant miroiter des papiers.

    Lorsqu'il a reçu son dernier appel pour rencontrer les agents du FBI, A.M. s'est autorisé un soupçon inhabituel d'optimisme. Immigrant pakistanais, il a passé les sept dernières années à essayer d'obtenir sa carte verte, un processus qui avait jusque là consisté en une série d'entretiens, trois rencontres avec le FBI, et des délais bureaucratiques inexpliqués. Peut-être cet entretien allait-il pouvoir apporter une solution?

    Mais, ce jour d'août 2014, lorsque le programmeur informatique de 37 ans est arrivé aux bureaux du département de la Sécurité intérieur à Dallas, la conversation a vite pris un autre tournant. L'un des deux agents a posé une feuille sur la table et lui a dit d'écrire les noms de personnes qu'il connaissait et qu'il pensait être des terroristes.

    Perplexe, il a dit qu'il ne connaissait aucun terroriste. Il a dit ne pas du tout avoir connaissance d'activités suspicieuses. «Nous pensons que si», ont répondu les agents.

    A.M. est vite devenu inquiet (comme la plupart des immigrants interrogés pour cet article, il a dit qu'il ne se sentirait pas en sécurité si son nom était publié. A.M. sont ses initiales). C'était un homme attaché à sa famille, avec un emploi extrêmement qualifié, et des horaires de bureau. Il vivait aux États-Unis depuis près de deux décennies. Il était allé à l'université dans ce même pays. Pourquoi est-ce que le FBI le soupçonnerait d'être en lien avec le terrorisme? Et n'étaient-ils pas censés parler de sa demande de carte verte?

    Mais il s'avère que c'est exactement ce dont ils étaient en train de parler. Il se rappelle que l'un des agents lui a dit: «Nous sommes au courant de vos problèmes d'immigration. Et nous pouvons vous aider avec ça.» Si toutefois il acceptait de faire des rapports secrets sur sa communauté, ses amis, et même sa famille, ont-ils ajouté.

    Mandaté pour faire appliquer la loi, le FBI a adopté un rôle puissant, mais illégal: prendre des décisions sur le statut des immigrants – surtout des immigrants musulmans.

    Faire pression sur les gens pour qu'ils deviennent des informateurs en leur faisant miroiter la promesse d'obtenir la citoyenneté –ou, s'ils ne coopèrent pas, l'expulsion– est expressément à l'encontre des règles régissant les activités des agents du FBI.

    Le procureur général des États-Unis Alberto Gonzales a interdit cette pratique il y a neuf ans de ça: «Aucune promesse ou engagement ne peut être fait, sauf par le département de la Sécurité intérieure, concernant le statut d'immigration de toute personne ou le droit de toute personne à entrer ou rester aux États-Unis», est-il précisé dans les directives du procureur général concernant l'utilisation par le FBI de sources confidentielles humaines.

    En fait, les directives d'Alberto Gonzales, qui sont toujours en application aujourd'hui, exigent que les agents aillent même plus loin: ils doivent avertir explicitement les informateurs potentiels que le FBI ne peut pas les aider avec leur statut d'immigrant et ce, de quelque façon que ce soit.

    Mais une enquête de BuzzFeed News –basée sur des documents gouvernementaux et judiciaires, des plaintes officielles, et des entretiens avec des immigrants, des avocats spécialistes des droits de l'immigration et de la défense des droits humains, et d'anciens agents spéciaux– montre que le FBI enfreint ces règles. Mandaté pour faire appliquer la loi, le FBI a adopté un rôle puissant, mais non reconnu, d'un tout autre ordre: prendre des décisions sur le statut légal des immigrants –surtout des immigrants musulmans.

    Tout d'abord, le service de l'immigration bloque leur demande de carte verte pendant des années, jusqu'à une décennie, sans explication, puis les agents du FBI les contactent avec une offre piégée: Vous voulez obtenir vos papiers? Commencez par nous faire des comptes-rendus sur les personnes que vous connaissez.

    Alexandra Natapoff, doyenne adjointe à l'école de droit de Loyola, qui étudie l'utilisation d'informateurs, estime que les personnes forcées à informer le gouvernement font face à un danger considérable, depuis l'ostracisme ou les représailles au sein de leur propre communauté jusqu'à l'abus de confiance des forces de l'ordre, qui n'ont pas le pouvoir de tenir les promesses faites aux informateurs. BuzzFeed News a parlé avec six personnes ayant été contactées par le FBI, ainsi qu'à des avocats spécialistes des droits de l'immigration, qui nous ont dit en avoir représentés bien d'autres. Certains ont donné l'autorisation de publier leur histoire, en incluant même des détails qui pourraient les rendre reconnaissables par les autorités fédérales. Mais ils ont tous mis une limite à la publication de leur nom, de peur qu'eux-mêmes ou leur famille souffrent de répercussions dans leur communauté.

    Au-delà du danger posé par le recrutement coercitif pour ses cibles, ces méthodes posent question sur la capacité des États-Unis à détecter, empêcher, et poursuivre les réelles menaces à la sécurité nationale.

    Comme les attentats du 11-Septembre avant elle, la fusillade de San Bernardino a remis en avant l'urgence de se défendre contre le terrorisme intérieur. Au fil des années, les forces de l'ordre ont utilisé les tuyaux des informateurs pour déjouer de nombreux complots sur le territoire américain et aider d'autres pays à en déjouer de leur côté. Mais de nombreux détracteurs des opérations américaines contre le terrorisme disent que les méthodes de recrutement brutales du FBI rendent en réalité les choses plus difficiles pour contrecarrer les attaques dangereuses, en aliénant les communautés sur lesquelles le gouvernement dépend le plus pour obtenir des informations.

    «Parfois, je rigole avec mes clients sur le fait que le temps de traitement de leur dossier est proportionnel à la longueur de leur barbe.»

    Michael German, ancien agent du FBI aujourd'hui devenu expert en sécurité nationale au centre pour la justice Brennan de New York University,explique qu'un recrutement brutal à grande échelle produit un excès de fausses pistes. «Tout ces efforts d'investigation sont orientés vers des personnes qui ne sont pas suspectées», a-t-il dit, de «terrorisme ou de toute autre activité terroriste.» Cela donne tellement d'informations inutiles que les agents ne peuvent pas se concentrer sur les pistes les plus importantes. «Cela devient un obstacle à la vraie sécurité.»

    Pour les immigrants forcés à devenir des informateurs pour le gouvernement, le processus peut commencer avec le Controlled Application Review and Resolution Program (CARRP). Ce programme, supervisé par les services de l'immigration, est conçu pour identifier les risques de sécurité parmi les personnes faisant des demandes de visa, d'asile, de carte verte, ou de naturalisation. En novembre, BuzzFeed News a révélé que ce programme était utilisé pour examiner minutieusement les réfugiés syriens demandeurs d'asile.

    Lancé en 2008, et conçu à partir d'efforts similaires au cours des années précédentes, le CARRP a une envergure incroyablement large. Il soumet non seulement les «terroristes connus ou suspectés», mais aussi les «terroristes non connus ou suspectés» à une surveillance intense et à de possibles délais sans fin. La simple géographie –venir d'une «zone d'activité terroriste connue»– peut soumettre une personne à ce traitement. Tout comme connaître quelqu'un, peu importe le degré, qui est sous surveillance; transférer de l'argent à l'étranger; avoir déjà travaillé pour un gouvernement étranger; ou plus simplement avoir une expertise dans une langue étrangère. Malgré ces critères larges, selon des chercheurs et des avocats en droit de l'immigration, la population se trouvant dans la ligne de mire du CARRP est principalement musulmane.

    Les responsables de l'immigration ne veulent pas dévoiler le nombre de personnes actuellement surveillées par le CARRP, ni quel pourcentage est musulman. Mais les chiffres sont élevés: rien qu'entre 2008 et 2012, les dossiers de plus de 19.000 personnes de 18 pays majoritairement musulmans ont été détournés vers ce programme.

    Elles n'ont pas été informées de leur statut. Selon Christopher Bentley, un porte-parole du service américain de l'immigration et de la citoyenneté, «aucune notification n'est envoyée à une personne, pour lui dire que son dossier est soumis à ce processus.» Tout ce qu'une personne sait vraiment, c'est que sa demande d'immigration, qui aurait dû être traitée selon une chronologie prévisible, est sortie des rails, a été signalée et différée pendant des années, sans aucune explication.

    «Parfois, je rigole avec mes clients sur le fait que le temps de traitement de leur dossier est proportionnel à la longueur de leur barbe», ironise Hassan Ahmad, un avocat spécialiste des droits de l'immigration en Virginie. Au cours de 12 années, il dit avoir représenté des personnes originaires de 112 pays. Mais, d'après lui, seuls ses clients musulmans sont confrontés à des délais longs et inexpliqués.

    Lors d'un procès de 2014, l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a affirmé que le CARRP était anticonstitutionnel, pour violation au droit à une procédure équitable ainsi qu'au droit à un examen dans les temps de son dossier d'immigration, comme garantis par l'Immigration and Nationality Act (lois sur l'immigration et la nationalité). (Les cinq personnes au nom desquelles la plainte avait été déposée l'ont retirée lorsque leurs dossiers ont été traités).

    BuzzFeed News a appris qu'après ces délais procéduraux étendus, les agents du FBI, comme ceux ayant contacté A.M., peuvent tirer parti du désespoir des immigrants –sans prendre en compte l'utilité potentielle d'un contact ou des renseignements, si toutefois il y en a, qu'il a à offrir. D'après Charles Swift, ancien avocat de la Navy ayant remporté une décision de la Cour suprême contre la politique de l'administration Bush jugeant les terroristes suspectés devant des tribunaux militaires, le rôle non révélé des responsables des forces de l'ordre rend le processus encore plus problématique. Les services de l'immigration, au moins, «finiront par être tenus responsables de leurs décisions devant un juge de l'immigration fédéral ou un juge fédéral», dit-il. Mais «le FBI n'est pas tenu responsable.»

    «Ils voulaient que je porte un micro, que j'aille parler à mes amis à la mosquée, que je parle de djihad, que je les encourage à se battre ou quelque chose, et qu'ensuite je témoigne.»

    A.M. assure que le FBI savait qu'il ne détenait aucune information sur des terroristes, car il le leur avait déjà dit. Deux fois en réalité: la première, dans les mois guidés par la peur ayant suivi les attentats du 11 septembre, puis une seconde fois, en 2002, lorsque des agents l'ont recontacté. Dans son dossier, qu'un avocat a réussi à obtenir, les agents ont écrit que A.M. avait promis qu'il leur ferait savoir s'il venait à prendre connaissance d'activités suspicieuses. Mais, en 2012, il a fait quelque chose de moins consciencieux. Il a déposé une plainte contre le département de la Sécurité intérieure, le service de l'immigration et de la citoyenneté (USCIS), et le FBI.

    Comme il le dit, il n'avait pas le choix: sa demande de carte verte était en attente depuis 5 ans; son permis de travail allait expirer; et son sénateur, John Cornyn, à qui il avait écrit pour demander de l'aide, avait répondu qu'il ne pouvait rien faire.

    Dans un délai très bref, les services de l'immigration ont révoqué le permis de travail existant de A.M., celui qu'ils avaient approuvé deux ans auparavant. Ensuite, quatre agents du FBI se sont présentés chez lui, sans prévenir, disant vouloir lui parler. Il se rappelle d'un agent montrant son badge et, peut-être par inadvertance, dévoilant son pistolet. D'autres agents ont demandé aux voisins de A.M. s'il avait «tendance à être violent». (A.M. n'a réussi à obtenir que le nom d'un seul des agents du FBI. L'agent Clay Huesman, qui, le même matin, est allé sur le lieu de travail de A.M. pour interroger ses collègues. Celui-ci a refusé de parler du dossier avec BuzzFeed News, disant qu'il n'était pas autorisé à le faire.)

    A.M. a pris contact avec Charles Swift, l'avocat s'étant battu contre les tribunaux militaires, qui a organisé une rencontre dans les bureaux du département de la Sécurité intérieure à Dallas.

    C'est là-bas, mis à l'écart dans une pièce d'un long bâtiment administratif surbaissé, que les officiers ont poussé A.M. à devenir un informateur secret. «Ils voulaient que je porte un micro, que j'aille parler à mes amis à la masjid, la mosquée, que je parle de djihad, que je les encourage à se battre ou quelque chose, et qu'ensuite je témoigne contre eux après les avoir provoqués. Je ne peux pas faire ça», se rappelle-t-il.

    Il a dit avoir supplié les agents. «Est-ce que vous savez quelque chose sur moi? Alors dites-le moi. Si vous pensez que je fais quelque chose de mal, dites-le moi.» Ils n'ont pas répondu. À la place, ils lui ont dit que s'il n'acceptait pas leur offre, lui et sa famille ne seraient plus les bienvenus aux États-Unis.

    Charles Swift a mis fin à la rencontre. Quelques heures plus tard, un des agents lui a téléphoné et a demandé sur quel vol serait son client.

    A.M. et sa famille ont vendu les biens qu'ils pouvaient, et, deux semaines plus tard, ont quitté le pays qu'ils avait considéré le leur pendant 17 ans.

    «Nous utilisons le FBI en tant que sous-traitant et il nous donne accès aux renseignements généraux dont nous avons besoin pour prendre notre décision sur les dossiers d'immigration des personnes»

    Les détracteurs du CARRP disent que son concept même fait peu de sens. Si ces immigrants étaient une réelle menace contre la sécurité nationale, est-ce que les autorités ne les enfermeraient pas, plutôt que des les laisser vivre leur vie pendant des années, en toute liberté dans les États-Unis? «Ils ne poursuivent aucun d'eux en justice, ils n'enquêtent même pas sur eux pour de véritables activités terroristes», déclare Claudia Slovinsky, experte depuis 35 ans en droit de l'immigration. «S'ils pensent vraiment qu'une personne est un danger, qu'ils fassent quelque chose».

    En raison de la position unique que les immigrants musulmans occupent dans la sécurité nationale américaine –sujets à un plus haut degré de surveillance, mais aussi sollicités comme sources importantes au sein de leur communauté– le CARRP peut victimiser les immigrants musulmans de deux manières: en les laissant dans une douloureuse incertitude pendant des années, puis en les exposant à des abus de la part des forces de l'ordre.

    Charles Swift a pointé plusieurs facteurs culturels qui pourraient augmenter leur vulnérabilité: «une faible maîtrise de la langue, pas beaucoup d'argent, une faible connaissance des concepts de traitement équitable, et ils viennent souvent de pays où, si vous n'obéissez pas au gouvernement, vous pouvez être embarqué et mis en prison.»

    Les détracteurs mentionnent une autre répercussion de la façon dont est structuré le programme: le CARRP a largement étendu l'influence du FBI dans le processus d'immigration, en lui donnant une immense influence sur la décision de qui peut ou ne peut pas devenir citoyen. Dans un rapport de 2013, «Muslims Need Not Apply» (Que les musulmans ne se donnent même pas la peine de faire une demande), l'ACLU a consulté des documents publics, dont certains largement raturés, et a découvert que les services de l'immigration «ont reçu pour instruction de suivre les recommandations du FBI pour rejeter, approuver, ou retarder (potentiellement indéfiniment) les demandes d'immigration.»

    Dans un entretien accordé à BuzzFeed News, Christopher Bentley, le porte-parole des services de l'immigration, nie ces propos, insistant sur le fait que le dossier de chaque personne est analysé –uniquement par des représentants de l'immigration, pas par les forces de l'ordre– au «cas par cas».

    «Le CARRP n'est pas un carton rouge dont personne ne peut se défaire», a-t-il déclaré. «Le CARRP veut simplement dire qu'il y a un problème qui doit être résolu.»

    Il reconnaît que les représentants des services de l'immigration et les forces de l'ordre partagent leurs informations. «Nous utilisons le FBI en tant que sous-traitant et il nous donne accès aux renseignements généraux dont nous avons besoin pour prendre notre décision sur les dossiers d'immigration des personnes», confie Christopher Bentley. «Mais en ce qui concerne les activités précises du FBI découlant des informations obtenues pour l'USCIS, ou l'ICE» – Immigration and Customs Enforcement (service de l'immigration et des douanes) – «ou tout autre service du département de la Sécurité intérieure, seul le FBI peut parler de ça.»

    Après près d'une dizaine de demandes sur trois mois, le service national de presse du FBI a répondu aux questions de BuzzFeed News:

    «Bien entendu, nous ne pouvons ni confirmer ni commenter les approches, les tactiques ou les incidents spécifiques en rapport avec le recrutement de sources humaines.»

    La deuxième fois que l'agent du FBI a contacté Muhammad, il était moins conciliant. C'était le matin vers 7 h 40. L'agent est venu et a dit à Muhammad que, s'il ne les aidait pas, il différerait indéfiniment sa demande de citoyenneté. 

    La première fois que Muhammad (son deuxième prénom) a rencontré un agent du FBI, c'était en 2010, dans le hall du Hyatt Regency de North Dallas. Immigrant jordanien venu aux États-Unis en 1989, cela faisait déjà une décennie qu'il attendait des nouvelles de sa demande de citoyenneté. Muhammad s'est présenté au rendez-vous avec deux représentants du centre pour la justice pour les immigrants de l'association des musulmans américains. L'agent Erik Tighe était accompagné d'un autre agent du FBI.

    Pendant plus de deux heures, l'agent Tighe a posé des questions à Muhammad sur ces liens avec la fondation Holy Land.

    Holy Land était une grande et diverse organisation caritative musulmane –la plus grande des États-Unis– et Muhammad se rappelait vaguement avoir souscrit à un programme pour parrainer un orphelin. Le montant, a-t-il dit, était de 30$ au maximum. Bien que l'égal à l'époque, le groupe a ensuite été jugé coupable d'assistance à une organisation terroriste. Pour un immigrant musulman, Muhammad le savait, même une association accidentelle comme celle-ci pouvait mettre un terme à toute procédure pour espérer un jour devenir citoyen américain. D'après Muhammad et ses deux conseillers, l'agent Tighe aurait fait une offre: devenez informateur. Aidez le FBI. Et le FBI vous aidera avec votre procédure d'immigration.

    La deuxième fois que l'agent Tighe a contacté Muhammad, il était moins conciliant. C'était le matin du 5 janvier 2011, vers 7 h 40. L'agent du FBI est venu avec un représentant de l'USCIS, l'agence en charge de l'immigration. Ils ont dit à Muhammad que, s'il ne les aidait pas, ils différeraient indéfiniment sa demande de citoyenneté.

    «Plus que 10 ans?», Muhammad se souvient avoir demandé. «Plus que ça? Vous l'avez déjà différée, alors, quelque soit votre décision, allez-y, mais ça n'est pas comme ça que je vais vous parler.»

    BuzzFeed News a essayé de contacter l'agent Tighe et l'autre agent du FBI mentionné dans cette histoire, mais un porte-parole du FBI a répondu que l'institution «n'accordait pas d'entretien pour le moment».

    Muhammad a fini par adresser une plainte au bureau de l'inspecteur général. «En utilisant ma contribution charitable comme moyen de déterminer mon éligibilité à la naturalisation, j'ai été désigné comme menace potentielle à la sécurité nationale», a-t-il écrit. «Je n'en suis pas une. Je suis un citoyen respectueux de la loi, qui a une affinité avec ce pays et le protégerait de plein gré contre tout méfait ou acte criminel.»

    En février 2012, après 12 années, la demande de citoyenneté de Muhammad a été rejetée pour manque de «bonne morale», une évaluation basée sur son lien avec l'œuvre caritative. Son futur est incertain. La prétendue menace à la sécurité nationale a pour le moment été autorisée à continuer à vivre aux États-Unis, mais sa carte verte doit expirer en 2019. À cette date, cela fera 30 ans qu'il est dans ce pays.

    Plus il y a de fausses pistes que les agents du FBI doivent suivre, moins il y a d'agents pour suivre les vraies pistes.

    Michael German, l'ancien agent du FBI, dit que l'utilisation d'informateurs par le FBI a changé après les attentats du 11-Septembre. Alors que les priorités du département se tournaient vers le contre-terrorisme, les agents ont été soumis à de plus grandes pressions pour développer des sources musulmanes –n'importe quelles sources musulmanes, sans tenir compte de l'utilité qu'elles pourraient réellement avoir. Maintenant, ajoute-t-il, «plutôt que d'utiliser toute leur énergie pour se concentrer sur le très petit nombre de terroristes, ils essayent de trouver toutes les personnes sur lesquelles ils ont un moyen de pression pour les forcer à devenir des informateurs.»

    Ce problème s'est déjà produit avant. Une plainte de 2014, déposée par le centre pour les droits constitutionnels, a révélé que le FBI avait intimidé des gens étant sur la liste des personnes interdites de prendre l'avion, en disant qu'elles n'auraient jamais le droit de le reprendre à moins qu'elles n'acceptent d'espionner pour le gouvernement.

    Un agent spécial du FBI récemment retraité a dit à BuzzFeed News, sous couvert d'anonymat, que, après les attentats du 11-Septembre, les changements vers le contre-terrorisme avaient accru «l'importance d'avoir de nombreuses sources, surtout au sein de la communauté du Moyen-Orient. Naturellement, la plupart de ces personnes étaient des immigrants.»

    Dennis G. Fitzgerald, un ancien agent de la Drug Enforcement Administration, service de police en charge des affaires liées aux stupéfiants, avec plus de 20 années d'expérience et auteur d'un livre sur les informateurs et la loi, confirme:

    «Les moyens de pressions utilisés sur les immigrants et les étrangers sont extraordinaires. L'idée est d'avoir un moyen de pression contre une personne, et d'utiliser ces moyens de pressions, cette puissance, pour la persuader, jusqu'à ce qu'elle accepte de devenir un indic.»

    Mais, quelque soit l'efficacité du CARRP comme outil de recrutement pour le FBI, il y a peu de preuves que cet arrangement ait produit beaucoup de renseignements utilisables.

    Les opposants ont questionné la dépendance du gouvernement à des informateurs en contre-terrorisme avec des troubles psychiques ou des casiers judiciaires, ainsi que sur la facilité avec laquelle une enquête peut devenir une incitation à commettre un crime. «Les informateurs qui subissent des pressions vous diront simplement ce qu'ils pensent que vous voulez entendre, ou vous diront quelque chose qui améliorera leur propre situation, comme recevoir de l'aide avec l'immigration», lâche l'ancien agent spécial.

    Il ajoute: «Ils vous diront quelque chose qui ne peut pas être vérifié, ou ils vous diront quelque chose qu'ils pensent que vous voulez entendre. Ils vous diront que quelque chose se trame par là, ou que cette personne complote quelque chose. Et ils vous le diront car ils pensent que ça les aidera avec leur propre situation, et non parce que c'est quelque chose qui se produit réellement.» Plus il y a de fausses pistes que les agents du FBI doivent suivre, moins il y a d'agents pour suivre les vraies pistes.

    «Je veux savoir où se trouve Oussama Ben Laden.»

    Habillé et coiffé simplement, grand et mince, Osman (son deuxième prénom), un réfugié somalien de 38 ans, se fond facilement dans les rues américaines. Il affiche un large sourire, sans aucune raison. Les personnes passant à côté de lui pourraient penser qu'il est tout aussi ordinaire qu'il en a l'air. Mais le chemin qu'il a pris pour arriver jusqu'à ce pays est extraordinaire, tout comme la menace que le gouvernement fédéral pense qu'il représente.

    Lorsque Osman avait 14 ans, son père et ses deux sœurs ont été tués durant la guerre civile somalienne. Osman est ensuite allé au Kenya, à pied, avec des centaines de milliers d'autres réfugiés. Il a atterri dans ce qui allait être le plus grand camp de réfugiés du monde, où il passa 14 ans avant d'obtenir la permission de se rendre aux États-Unis.

    «J'étais tellement épuisé. J'étais tellement heureux. J'avais pour habitude de regarder des films sur Las Vegas et Los Angeles, et je n'avais jamais imaginé que je vivrais là-bas», se rappelle-t-il.

    Deux ans après son arrivée, en 2006, il décida de faire une demande de carte verte.

    D'après le dossier d'immigration d'Osman –obtenu par l'ACLU à sa demande– les services de l'immigration l'ont recherché parmi la base de données des noms du FBI et ont trouvé un résultat. Cela voulait dire qu'Osman avait été mentionné d'une façon ou d'une autre dans un dossier du FBI. Ou peut-être que c'était quelqu'un d'autre avec un nom similaire, ou une variation phonétique de son nom. Quoi qu'il en soit, c'était en 2008, l'année où le CARRP a officiellement été lancé. Sa demande a été stoppée.

    Trois ans après avoir rempli les papiers, il s'est rendu au bureau local de l'USCIS pour se renseigner sur son statut. Puis il est retourné à son appartement, et, 15 minutes plus tard, deux agents du FBI ont frappé à sa porte, témoigne Osman.

    Au cours des six mois qui ont suivi, les agents du FBI l'ont recherché à plusieurs reprises, lui demandant d'identifier des photos d'hommes qu'il leur avait dit n'avoir jamais vus auparavant, ou de parler de militants éthiopiens dont, a-t-il tenté de leur expliquer, il ne savait rien.

    Un des agents a dit à Osman qu'ils avaient un marché à lui proposer. Un «bon marché», s'est souvenu Osman: le FBI pouvait l'aider avec sa demande de carte verte et même aider certains membres de sa famille à émigrer vers les États-Unis.

    Mais il raconte que quelque chose a changé le jour où le FBI a appelé pour lui dire: «Je veux savoir où se trouve Oussama Ben Laden.»

    «C'est à ce moment là que j'ai été bouleversé», ajoute-t-il. «J'avais très peur, et je ne me sentais pas à l'aise. L'agent me mettait tellement la pression. Je pense qu'elle essayait de me faire peur.» Mais il n'a pas osé en parler à qui que ce soit dans sa communauté, de peur que quelqu'un pense qu'il coopérait.

    Les dossiers de l'immigration montrent qu'à cette époque, ainsi qu'en mars et mai 2010, la Joint Terrorism Task Force –un partenariat de différentes agences de forces de l'ordre dirigées par le FBI– avait demandé des informations sur le dossier d'immigration d'Osman à l'USCIS.

    En mars 2011, Osman a été informé que sa déclaration sur le fait qu'il était un membre de la tribu somalienne persécutée des Tuni «pourrait» être fausse. Il a essayé de lutter contre cette accusation, mais il a perdu. D'abord, son statut de réfugié a été révoqué. Puis, six ans après avoir fait sa demande de carte verte, Osman a finalement reçu une réponse négative.

    Un avocat spécialiste des droits de l'immigration a réussi à le faire passer devant un juge qui a établi que le gouvernement avait agit en dehors de la loi. Le statut de réfugié d'Osman fut rétabli, et il a même pu obtenir sa carte verte.

    L'Amérique n'est plus la maison d'A.M., le programmeur informatique pakistanais à qui des agents du FBI ont dit de partir des États-Unis. En parlant avec BuzzFeed News depuis le pays où lui et sa famille vivent désormais –il a demandé à ce que le pays reste anonyme, par peur pour des membres de sa famille toujours aux États-Unis– il a confié que l'endroit où il avait vécu pendant 17 ans lui manquait. «Nous avions un chez nous là-bas, avec de la famille et des amis proches, des liens forts avec la communauté musulmane, une vie animée à la mosquée locale, et un emploi stable. Nos vies ont été bouleversées lorsque les agents fédéraux sont venus chez nous le 4 juin 2014, à 7h45. Tout ce qui nous était cher a été d'une façon ou d'une autre impacté par leurs actions injustifiées et sans pitié», a-t-il récemment écrit.

    Il a essayé de résoudre les problèmes de suspicion du gouvernement par tous les moyens possibles, mais rien n'a fonctionné. Lorsque nous avons demandé si A.M. aurait eu de meilleures chances s'il n'avait pas été musulman, originaire d'un pays majoritairement musulman, Claudia Slovinsky, l'avocate spécialiste des droits de l'immigration, a ri. «Il serait aujourd'hui citoyen», a-t-elle déclaré.