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    Agressions sexuelles à Cologne: «Comment a-t-on pu laisser faire ça?»

    Reportage après les 516 plaintes liées aux violences dans la nuit du Nouvel An à Cologne.

    COLOGNE, Allemagne – S'il n'y avait pas quelques policiers en faction dans les parages, il serait difficile de croire que la gare centrale de Cologne a été déclarée «zone interdite» quelques jours auparavant. Près d'une semaine après les agressions de nombreuses femmes par des groupes d'hommes le soir du réveillon de la Saint Sylvestre, et le viol d'au moins deux d'entre elles, la vie semble quasiment revenue à la normale en cette froide après-midi de janvier.

    Mais à écouter les femmes vivant ici, c'est un tableau radicalement différent qui se dessine. Certaines se disent nerveuses à l'idée de «passer à proximité de gros groupes d'hommes», pour d'autres, c'est un frère ou un petit-ami qui y est allé de sa mise en garde – elles seraient «folles» de rentrer chez elles à pied tard le soir. Bon nombre d'entre elles disent avoir désormais un canif ou une bombe lacrymogène dans la poche, n'importe quoi pour se sentir en sécurité.

    «J'étais à la gare hier, vers 19h, pour venir chercher ma sœur qui arrivait de l'aéroport, vu que je ne voulais pas qu'elle prenne le train seule après ce qui s'est passé», déclare Giulia Baric à BuzzFeed News. «Un type nous a approchées pour nous dire de faire attention, que les filles ne devraient pas être ici après 22 heures. C'est du délire. Autour de la gare centrale, le quartier est super sympa –pas comme d'autres gares en Allemagne».

    Depuis les agressions, Cologne est sous le choc et se pose deux questions profondément perturbantes. La première est routinière: pourquoi la police n'en fait-elle pas davantage pour protéger les femmes? La seconde est nouvelle et relève du sujet aujourd'hui le plus épineux pour la politique allemande: ces agressions ont-elles été le fait de migrants fraîchement arrivés dans le pays et, si oui, quelles en seront les conséquences?

    Des agressions sexuelles cachées par la police

    Depuis, le chef de la police de Cologne a été démis de ses fonctions. Wolfgang Albers n'avait eu de cesse de féliciter «le travail exemplaire» effectué par ses officiers la nuit du Nouvel An, et voulait absolument rester en place pour les festivités du carnaval, prévues le mois prochain. Selon lui, la chose était nécessaire pour éviter qu'un tel niveau de violence ne se répète.

    Mais son départ est devenu inéluctable après la fuite d'un rapport interne de la police obtenu par le journal Der Spiegel et révélant l'ampleur des manquements observés le 31 décembre. Le rapport, daté du 4 janvier, rend compte d'une «situation chaotique et honteuse».

    Selon le rapport, les policiers étaient au courant des agressions sexuelles (il est fait état de «rixes, vols, agressions sexuelles envers des femmes, etc.») et du danger extrême que couraient les femmes («Des femmes, accompagnées ou non, passaient littéralement sous des 'fourches caudines' formées de masses d'hommes fortement alcoolisés, d’une façon impossible à décrire»). Les agresseurs sont décrits comme des «migrants de sexe masculin» provoquant délibérément la police. Plusieurs témoignages parlent de réfugiés syriens parmi les agresseurs –un officier affirme qu'un suspect lui aurait dit: «Je suis Syrien! Soyez gentil avec moi! Madame Merkel m'a invité».

    Dans d'autres villes allemandes, des cas similaires d'agressions sexuelles ont été rapportés. A Weil am Rhein, dans le sud de l'Allemagne, c'est un homme de 21 ans et deux adolescents de 14 ans qui ont été arrêtés pour le viol présumé de deux jeunes filles âgées de 14 et 15 ans. Malgré des informations contradictoires diffusées dans les médias, la police n'a pas confirmé l'origine syrienne des suspects, mais déclaré qu'un d'entre eux était réfugié et un autre demandeur d'asile.

    Le rapport interne de la police obtenu par la presse est à mille lieues des premières déclarations des autorités, qui avaient parlé de «bonne ambiance» et de festivités s'étant déroulées d'une manière «globalement pacifique». Nulle part, dans ce rapport officiel publié le 1er janvier, les agressions sexuelles observées par la police la veille n'étaient mentionnées, idem pour les descriptions des suspects souvent qualifiés de «migrants» par les victimes. Des lacunes qui, pour beaucoup, révèlent une volonté d'étouffer l'affaire afin de ne pas aggraver la xénophobie ambiante que la crise des réfugiés a d'ores et déjà généré en Allemagne.

    La plupart des habitants de Cologne ont donc été laissés à eux-mêmes pour comprendre les événements et ce qu'ils pourraient signifier pour l'avenir de leur communauté.

    «Au départ, la soirée a été décrite par la police comme tout à fait normale», explique à BuzzFeed News Sara, une habitante de Cologne, sur le parvis de la gare centrale. Comme beaucoup des personnes avec lesquelles BuzzFeed News s'est entretenu, elle ne préfère donner que son prénom. «C'était notre seule source d'informations, on ne savait rien d'autre. Il a fallu attendre les témoignages et les plaintes des femmes pour qu'on comprenne qu'il s'était vraiment passé un truc».

    Les descriptions données par les victimes du chaos survenu cette nuit-là et de leurs agresseurs, des «Arabes ou des Nord-Africains», en ont poussé beaucoup à voir dans ces derniers des réfugiés, ce qui jette de l'huile sur le feu déjà nourri qu'est le débat sur l'immigration en Allemagne (avec la crise des réfugiés, c'est plus d'un million de migrants qui ont trouvé refuge outre-Rhin). Une perspective refusée par la police et des responsables politiques. Ralf Jaeger, ministre de l'intérieur pour la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est même allé un cran plus loin en déclarant: «ce qui se dit aujourd'hui sur les réseaux sociaux et les forums d'extrême-droite est a minima aussi odieux que les actes perpétrés par les agresseurs de ces femmes». Depuis, la chancelière Angela Merkel a annoncé que les migrants ou les réfugiés contrevenant à la loi allemande «risquaient l'expulsion».

    Il aura fallu plusieurs jours avant que l'ampleur des agressions sexuelles et les descriptifs des agresseurs soient révélés, d'où des accusations de dissimulation. L'un après l'autre, les témoignages de femmes affirmant avoir été dépouillées, agressées sexuellement ou même violées dans la foule allaient émerger. Les quatre premiers jours, 60 plaintes concernant des agressions et des vols ont été déposées. Deux jours plus tard, elles étaient plus de 90. Le jeudi suivant, 121 femmes avaient officiellement déposé plainte, avec des accusations de harcèlement sexuel pour les trois-quarts d'entre elles. Elles ont dépassé les 500 dimanche. Deux plaintes pour viol ont été consignées. Avec l'augmentation du nombre de plaintes, l'indignation générale allait elle aussi grossir, forçant les politiques et la police à condamner des événements d'une ampleur «sans précédent» et révélant une «nouvelle dimension du crime organisé».

    «Mon amie s'est fait peloter. C'était dégueulasse. Tout était dégueulasse»

    Selon des témoins interrogés par la presse locale, des femmes et des jeunes filles «criaient et pleuraient» tandis que des hommes «hurlaient, les montraient du doigt et les prenaient en chasse». Deux hommes ont ainsi été vus bloquer des femmes contre un mur pour les toucher pendant qu'elles appelaient à l'aide et essayaient de se débattre. Une femme déclare: «D'un coup, on s'est retrouvées encerclées par des hommes. Ils étaient tout autour de nous à nous peloter. Ils nous touchaient les fesses, nous agrippaient l'entre-jambe. Partout, ils nous touchaient de partout. Je me suis dit que si on ne se dégageait pas de cette foule, ils allaient nous tuer, nous violer, sans que personne ne le remarque. Pour moi, c'était inéluctable, il fallait simplement se faire à l'idée». A BuzzFeed News, une femme explique avoir voulu appeler un officier de police, qui lui a répondu: «Bon, faites gaffe à vous, mais là tout de suite, je ne peux rien faire».

    Vanessa, une étudiante de 21 ans, était à la gare en compagnie d'une amie le soir du Nouvel An. Elles ont toutes les deux été prises pour cible.

    «J'étais à Munich le mois dernier», déclare-t-elle à BuzzFeed News, «et plein de mecs s'approchaient de moi là-bas, pour certains en groupe, ils me harcelaient, me faisaient peur. Ce qui nous est arrivé au Nouvel An, c'est la même chose –on ne savait pas quoi faire. Ma copine s'est fait peloter, c'était dégueulasse. Tout était absolument dégueulasse. Je ne sais pas comment on a pu laisser faire ça».

    Elle se dit «frustrée» par la maire de Cologne, Henriette Reker, critiquée la semaine dernière pour avoir reporté la faute sur les victimes en conseillant aux femmes de respecter un «code de conduite» et de se tenir à «un bras de distance des inconnus» pour éviter le genre d'agressions survenues la nuit du Nouvel An.

    «Je me fais harceler quand je suis en jupe», déclare Vanessa, «ou quand je suis habillée comme aujourd'hui, avec un gros manteau et un pantalon. Dans tous les cas, vous avez l'impression que votre corps ne vous appartient plus».

    Sur les marches de la cathédrale de Cologne, Michelle, 46 ans, et Colonaise depuis dix, est assise à l'écart. Une semaine auparavant, le soir du Nouvel An, sa fille de 16 ans était sur ces mêmes marches avec une copine.

    «Heureusement, il ne lui est rien arrivé», dit-elle. «Elle a vu les attroupements énormes, les gens qui hurlaient, ceux qui se faisaient pousser. J'ai eu peur quand elle m'a dit qu'elle était là –j'aurais aimé être avec elle pour la protéger».

    «J'en ai rien à foutre que ce soit des réfugiés. Ça pourrait très bien être des Allemands»

    La défiance à l'encontre des politiques et des déclarations de la police n'a eu d'égale que la colère ressentie face aux médias et leur couverture des débordements. Au départ, la presse parlait de 1000 individus impliqués dans les agissements criminels, une estimation que démentira le chef de la police, Wolfgang Albers, en disant que seul «un certain nombre de suspects» étaient concernés et que les victimes avaient été prises pour cibles par de petits groupes. Selon une journaliste souhaitant rester anonyme, il est peu probable que les premiers chiffres soient radicalement faux.

    «Tout dépend de votre définition d'une agression», précise-t-elle. «Je viens d'un pays où ce genre d'attaques est très fréquent durant les festivités. Si une personne qui vous agrippe les fesses ou qui vous touche dès que vous passez à sa hauteur est considéré comme une agression –comme de juste– alors il n'y a aucune raison de voir dans ces 1000 hommes un chiffre imaginaire».

    Encore aujourd'hui, les gens du cru sont nombreux à se demander si on leur dit bien tout et pourquoi tout ne leur a pas été dit dès le départ. Si, à révéler l'ampleur réelle des agressions et l'origine présumée des agresseurs, la police redoutait les conséquences, à ressentir l'ambiance actuelle, leur silence n'a fait qu'accroître les probabilités d'un quelconque retour de bâton.

    Deux victimes de cet assault – Michelle, et une femme qui souhaite rester anonyme – interrogées par les médias locaux.

    «C'était des réfugiés», déclare une femme à BuzzFeed News. «Un ami qui étudie l'arabe était là et a pu entendre ce qu'ils se disaient». Pour une autre, le point de vue est différent. «J'en ai rien à foutre que ce soit des réfugiés. Ça pourrait très bien être des Allemands. Ce genre de trucs se produit très souvent et c'est toujours atroce».

    Au vu des tensions, anciennes, qui agitent les environs et qui opposent groupes anti-islam et musulmans originaires principalement de Turquie et d'Afrique du Nord, petit à petit, les habitants de Cologne se sont faits à l'idée que leur ville était devenue le point de convergence des angoisses suscitées par l'immigration en Allemagne. Depuis plusieurs années, des groupes comme Pegida (acronyme allemand des «patriotes européens contre l'islamisation de l'Occident») et les «hooligans contre les salafistes», ont élu domicile dans la région. Des groupes dont les manifestations rallient souvent des dizaines de milliers de personnes dans la ville. En octobre dernier, la police avait dû disperser des manifestants d'extrême-droite au canon à eau, leur rassemblement ayant été interdit par les autorités.

    Selon des responsables de la police, le nœud du problème au Nouvel An s'est joué autour d'un manque de ressources. Le rapport censément confidentiel cite des policiers qui ne se pensaient «pas assez nombreux» à pouvoir être «attentifs» le soir des débordements, et qui estiment, sans cela, que les «viols auraient pu être évités».

    Pour certains habitants de Cologne, davantage de présence policière pourrait les rassurer, notamment lors des prochaines festivités du carnaval, prévues pour février. Un événement souvent qualifié de «vrai test» pour les forces de l'ordre. Reste que beaucoup se demandent aussi quels renforts policiers seraient suffisants, vu que bon nombre de policiers étaient en patrouille lors de la Saint Sylvestre, sans pour autant réussir à sévir.

    «Cologne est une ville où vous devez toujours être prudent», déclarait jeudi un officier de police à BuzzFeed News, lors de sa ronde dans la gare centrale. «Il y a beaucoup de danger lié à la violence, aux rixes et aux vols dans cette zone (…) et les agressions contre les femmes, c'était du délire. Mais on a toujours eu un problème de gangs ici».

    Ce que confirme la police de Cologne. Les agressions du Nouvel An seraient liées à un problème de criminalité organisée, d'où des phénomènes comparables observés dans des villes voisines, comme Düsseldorf. Une ville où la police a un service d'enquêteurs dédié, l'équipe «Casablanca». Selon la presse locale, les gangs criminels –surnommés les antänzer– relèvent d'un problème qui n'a cessé de s'aggraver à Cologne ces dernières années.

    «Les gangs s'en prennent même parfois aux réfugiés»

    Pour autant, le harcèlement sexuel comme tactique de diversion pour voler la victime est un phénomène nouveau.

    «Que des groupes d'hommes (qu'importe leur origine) s'emploient au harcèlement sexuel n'a rien d'inédit, mais en général, il s'agit de petits groupes ne dépassant pas les cinq individus», explique Frank Neubacher, professeur de criminologie à l'Université de Cologne. «Si, lors des événements de Cologne, les faits ont concerné des groupes de plus de cent agresseurs, c'est qu'il y a eu une organisation [en amont]».

    Alexander, lui aussi Colonais, connaît les gangs qui œuvrent dans la région. Le soir du Nouvel An, il est arrivé à la gare centrale un peu avant minuit et a vu des filles pleurer dans les bras des unes des autres. S'il était là, comme d'autres jours, c'était pour accueillir des réfugiés débarquant au petit matin à la gare, avant de les accompagner jusqu'aux foyers de la ville.

    «Ce soir-là, les gens présents étaient connus de la police parce que, comme moi, la police les croise tous les soirs», explique Alexander. «Les gangs s'en prennent même parfois aux réfugiés –on les entend discuter de leurs larcins, de la manière dont ils vont s'y prendre avec les réfugiés endormis pour les voler».

    Beaucoup d'humanitaires et de travailleurs sociaux ont parlé à BuzzFeed News de plusieurs agressions contre des réfugiés perpétrées depuis les attaques du Nouvel An. C'est le cas, par exemple, d'une famille syrienne sur laquelle on a jeté des pétards.

    Alexander refuse de croire à l'implication de réfugiés nouvellement arrivés. «Tous les Syriens que j'ai rencontrés et avec lesquels je travaille ne feraient jamais ce qui s'est passé cette nuit-là», précise-t-il. «Ils sont souvent trop fatigués et affamés. C'est au-dessus de leurs forces».

    L'an dernier, peu après la Saint Sylvestre, l'éclairage de la cathédrale de Cologne, un des monuments les plus célèbres d'Allemagne, avait été éteint pour protester contre Pegida. Depuis une semaine, le groupe avait prévu une manifestation hostile aux musulmans. A l'époque, dans son allocution des vœux, Merkel avait accusé les responsables de Pegida de propager «les préjugés, la froideur et la haine».

    «Pegida est un mélange extrêmement divers qui rassemble des Allemands moyens, des racistes, et des militants d'extrême-droite», précise à BuzzFeed News Norbert Feldhoff, doyen de la cathédrale de Cologne. «Éteindre les lumières, c'était demander aux gens de la manifestation de prendre un moment pour réfléchir. C'était un défi: réfléchissez à ceux qui marchent à vos côtés».

    Aujourd'hui, les habitants de Cologne se préparent à un regain de manifestations anti-musulmans. Pegida, qui a organisé ce week-end une marche de soutien aux victimes des agressions sexuelles du Nouvel An, estime que ces débordements feront du bien à leur cause.

    Soutenir les victimes d'agressions sexuelles, c'est ce que fait depuis des années Kopetzky Irmgard. Irmgard, qui travaille dans une association offrant des conseils d'urgence aux victimes d'agressions sexuelles et de viols, explique à Buzzfeed News comment, depuis l'an dernier et l'arrivée massive de migrants dans le pays, elle n'a observé aucun pic d'appels.

    «Que des femmes se fassent agresser ou violer, qu'on leur aboie dessus ou qu'on les touche dans la rue, cela n'a rien de nouveau», dit-elle. «Récemment, j'ai eu affaire à une femme qui s'était fait sortir d'un train par un homme avant d'être agressée sexuellement, sous les yeux de 20 ou 30 voyageurs qui n'ont pas bougé de leur place».

    A la Saint Sylvestre, la gare centrale de Cologne a toujours été un «point chaud», affirme Irmgard. «Peut-être que la police était mal préparée. Ils surveillaient d'autres trucs: les bagarres, les échauffourées, les feux d'artifice. Ils n'ont pas pensé aux agressions sexuelles».

    Selon elle, le nombre de femmes à avoir porté plainte pour agressions sexuelles est «extraordinaire» –pas seulement pour le nombre en tant que tel, mais parce que les femmes avec lesquelles elle travaille ont bien souvent trop peur pour aller porter plainte et signaler les violences dont elles sont victimes.

    «Elles se sentent tellement soutenues dans les médias et ailleurs, qu'il est plus facile pour elles d'en parler», déclare Armgard. Mais elle craint que ce niveau de bienveillance envers les victimes ne soit lié qu'à la nationalité des agresseurs. «Les femmes devraient toujours être soutenues de la sorte, mais malheureusement, elles ne le sont pas».

    Traduit de l'anglais par Peggy Sastre