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    Les attentats à Paris visaient aussi à diaboliser les réfugiés

    «Les États ont peur d’aborder le sujet de crainte de donner du grain à moudre aux populistes de droite et à l’islamophobie et c'est compréhensible», dit un fonctionnaire de l’UE à BuzzFeed News, alors que l’un des terroristes serait entré en Europe en se faisant passer pour un réfugié.

    ERBIL, Irak — L’urgence de la crise des migrants a pris un nouveau visage en Europe dimanche, lorsque l’on a appris qu’au moins un des auteurs des attentats de vendredi à Paris semble s'y être rendu en se faisant passer pour un réfugié. Si ce scénario est avéré, il aura permis à l’organisation Etat islamique (EI) d’avoir atteint deux de ses objectifs à la fois: perpétrer des attentats terroristes en Occident tout en braquant les populations locales contre les réfugiés.

    Ces derniers temps, l’EI a intensifié sa propagande contre ceux qui fuient le conflit en Irak et en Syrie —en traitant ceux qui partent de traîtres et en implorant les autres de rester et d’aider à mettre en place ce que les membres du groupe terroriste appellent leur «califat». En même temps, l'EI a juré qu’il empêcherait les musulmans de vivre en paix en Occident en promettant de détruire ce qu’il appelle une «zone grise» de coexistence.

    Le fait que le terroriste ait pu voyager sur un itinéraire communément emprunté par les réfugiés —qui leur permet d’aller de Turquie en Grèce avant de s’aventurer plus avant en Europe— met également en évidence une épineuse menace sécuritaire. Cela laisse entendre que l’EI est capable de s’appuyer sur le chaos et les souffrances de l’une des plus grandes migrations humaines des temps modernes pour donner un écho à sa propagande locale et l’aider à perpétrer des attentats à l’échelle internationale. Les autorités grecques et françaises ont dit que le terroriste s’était inscrit en tant que réfugié sur l’île grecque de Leros le 3 octobre en utilisant un passeport syrien.

    L’identité de l’homme doit être confirmée et il n’est pas encore certain que son passeport n’ait pas été un faux —les faux passeports syriens, communs en Turquie, y sont faciles à obtenir. Ils sont utilisés à la fois par des gens se faisant passer pour des Syriens dans l’espoir de faciliter les procédures de demande d’asile et par de vrais Syriens qui ont perdu leurs papiers et à qui leur gouvernement, très strict à l’encontre des candidats à l’exil, refuse d’en délivrer de nouveaux.

    Que le terroriste soit syrien ou pas —et les autorités ont pour l’instant identifié trois des autres assaillants, ainsi qu’un suspect toujours en fuite, comme étant français— le fait qu’il l’ait apporté sur les lieux de l’attentat vendredi a éveillé de nombreux soupçons. Il s’agissait soit d’un acte intentionnel, soit d’une providentielle coïncidence. La nouvelle a déjà commencé à influencer le débat qui fait toujours rage sur ce qu’il convient de faire avec les masses de gens qui fuient en Europe pour échapper à des conflits comme ceux de la Syrie ou de l’Irak.

    «Les États ont eu peur d’aborder le sujet, ce qui est compréhensible, de crainte de donner du grain à moudre aux populistes de droite et à l’islamophobie» explique un haut fonctionnaire chargé de la sécurité de l’UE, sous couvert d’anonymat car il n’est pas autorisé à parler de ces sujets à la presse. «Mais ils vont avoir du mal à continuer comme ça à présent qu’il semble qu’au moins un des assaillants a pu exploiter l’itinéraire des réfugiés pour traverser l’Europe sans encombre.»

    «Les États ont eu peur d’aborder le sujet, ce qui est compréhensible, de crainte de donner du grain à moudre aux populistes de droite et à l’islamophobie»

    Ce fonctionnaire ajoute: «Je crois que le décor est planté pour une bataille rangée à Bruxelles.»

    La réalité de la crise est plus compliquée que l’histoire alarmiste et parfois ouvertement raciste racontée par la droite en Europe —mais également plus compliquée que celle, parfois naïve, de la gauche, qui n’a pas préparé le public à ses aspects potentiellement plus sombres.

    Les représentants et les analystes occidentaux craignent depuis longtemps que l’EI n’exploite ainsi la situation des réfugiés—Richard Burr, président du comité des renseignements du Sénat américain, a confirmé à BuzzFeed News en janvier dernier que le gouvernement américain avait reçu des informations selon lesquelles l’EI œuvrait à envoyer certains de ses membres en Europe dans des bateaux de réfugiés en partance de Turquie. Le même article citait deux passeurs basés en Turquie et un agent de l’EI qui disait avoir eu recours à cette méthode.

    La question qui se posait alors était celle de l’ampleur du phénomène —question qui se pose toujours. Les représentants et analystes occidentaux spécialistes du conflit estiment que le nombre de membres de l’EI qui se rendent en Europe de cette façon est probablement peu élevé; il ne représenterait qu’une minuscule fraction des vrais réfugiés. Et pourtant, à la fois l’EI et les groupes anti-réfugiés en Europe ont tout intérêt à en gonfler le chiffre —transformant ainsi la crise des réfugiés en une situation étrange où leurs intérêts se rencontrent.

    Dans l’interview de janvier, l’agent de l’EI qui fait passer des djihadistes sur des bateaux en partance pour l’Europe revendique —ce qui est peu probable— en avoir déjà envoyé 4.000. Le vrai chiffre est clairement moins élevé, comme le détaille l’article de BuzzFeed News. Un tel chiffre n’a pas de sens compte tenu des estimations de l’effectif total de l’EI, qui selon le Pentagone se montait à l’époque à 20.000-30.000 personnes. Cela serait également impossible à accomplir d’un point de vue logistique; le même passeur de l’EI se plaint dans l’interview des difficultés pour organiser les passages et de la nécessité de prendre les autorités turques de vitesse. Plutôt que des milliers de personnes, un associé de ce passeur rectifie alors: «c’est plutôt des dizaines.»

    Pourtant, dans les mois qui ont suivi, ce chiffre de 4.000 personnes a été faussement cité comme un fait avéré par des commentateurs cherchant à diaboliser les réfugiés. Ce faisant, ils aidaient sans le vouloir à faire progresser le programme de l’EI.

    Après les attentats parisiens, les appels alarmistes contre les réfugiés pourraient jouer le même genre de rôle. Et ils exacerberaient le chaos d’une crise que l’Etat islamique cherche à exploiter. Dans toute l’Europe, cette crise est déjà devenue un sujet si brûlant qu’elle a provoqué une paralysie politique parmi les dirigeants de l’UE incapables de mettre en place une politique efficace. Et la marée humaine ne montre aucun signe de ralentissement —en Syrie, l’EI continue à terroriser les civils tandis que le gouvernement de Bachar el-Assad les massacre à coup de bombardements aériens quotidiens.

    «Ce que nous voyons en Europe, c’est un échec. Il nous faut une approche plus globale. Et il nous la faut le plus vite possible» explique un haut fonctionnaire turc, qui a demandé à rester anonyme pour pouvoir aborder le sujet en toute sincérité. «Cela réduirait indubitablement le nombre de gens qui tentent de s’infiltrer parmi les réfugiés.»

    Pourtant, un tel programme reste hors de portée. «Il y a un moyen d’organiser ces arrivées de façon légale» s’insurge Aurélie Ponthieu, conseillère pour les migrations à Médecins Sans Frontières. «Ce n’est pas une question de chiffres ingérables. Je crois qu’ils sont complètement gérables. C’est juste qu’ils ne sont pas gérés du tout».

    «Tout le monde rejette la responsabilité sur quelqu’un d’autre» ajoute-t-elle.

    Aurélie Ponthieu souligne que les vrais réfugiés tentent de rejoindre l’Europe de façon légale et cherchent à contacter les autorités quand ils arrivent. «Si les gens arrivent par bateau —ce qui est bien sûr bien plus difficile à contrôler qu’une frontière— en mettant leur vie en grand danger, c’est parce que les frontières terrestres [légales] sont fermées» expose-t-elle.

    Faute de plan européen global, les autorités locales doivent se débrouiller toutes seules pour mettre des réponses en place. Les voisins de l’Allemagne ont permis à des dizaines de milliers de réfugiés de les traverser en direction de la frontière allemande ces derniers mois, et nombre de réfugiés pénètrent désormais dans le pays depuis l’Autriche par la ville de Passau. Là, un matin de cet automne, des tentes de l’Oktoberfest arborant le logo de la brasserie Lowenbrau avaient été dressées pour abriter la marée de nouveaux arrivants, parfois des milliers par jour. Des équipes de fonctionnaires dépêchés dans la région s’y relayaient, rapportait Albert Poerschke, porte-parole de la police des frontières: «Quiconque peut marcher et porte un uniforme est à la frontière en ce moment pour s’occuper du problème.»

    Albert Poerschke expliquait qu’étant donné l’ampleur de la marée humaine, les contrôles de sécurité ne sont pas aussi rigoureux qu’il le faudrait. «Vu le nombre de gens qui arrivent, ce n’est pas possible. Si on faisait ça, la file s’étendrait jusqu’à la Grèce», justifiait-il. «Là, en ce moment, on ne sait pas ce qui va se passer dans deux ou trois heures. Ça pourrait être rien du tout comme 2.000 personnes. On attend, et on compte: c’est tout ce qu’on peut faire».

    Traduit par Bérengère Viennot