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    En Irak, des démineurs sous-équipés et entraînés luttent contre un ennemi invisible

    L’État islamique fait un usage sans précédent des bombes artisanales que redoutait déjà l'armée américaine pendant son occupation de l'Irak. Face aux djihadistes, des démineurs à la formation et à l'équipement rudimentaires œuvrent à neutraliser ces explosifs, bien souvent au péril de leur vie.

    MOLLAH ABDALLAH, IRAK—
    Dans le convoi du Colonel Mohammad, des soldats ajustent leur casque. Les véhicules blindés viennent d'entrer dans un village récemment libéré du joug de l’État islamique. Dans le nord de l'Irak, c'est à des spécialistes comme Mohammad et son bataillon de démineurs que les forces kurdes engagées contre Daech font appel, afin de démêler l'écheveau d'explosifs que les djihadistes ont laissé derrière eux. Leur quotidien: couper les fils des maisons piégées, trouver et désamorcer les bombes laissées sur le bord des routes et, régulièrement, y laisser la vie.

    Quand l'équipe arrive dans un Mollah Abdallah désolé, un village des faubourgs de Kirkouk, elle tombe sur une berline bourrée d'explosifs. Les soldats retiennent leur souffle lorsque que Mohammad s'approche, puis reculent pour laisser un spécialiste examiner le véhicule à l'aide d'une barre de fer. Les bombes que fabrique l’État islamique sont faites pour tuer les démineurs qui ne peuvent compter que sur un équipement des plus rudimentaires pour survivre: des pinces coupantes achetées en quincaillerie, un pointeur laser qui les aide à détecter les fils des pièges. «Les risques sont énormes», explique Mohammad. «Nos yeux sont quasiment nos seuls outils».

    En Irak, sur tous les fronts de Daech, le nombre d'engins explosifs improvisés (IED) auxquels l'organisation djihadiste a recours est phénoménal. Selon les experts, ce type d'armement n'a encore jamais été autant utilisé –Jonah Leff, du Conflict Armament Research, une organisation de surveillance et de suivi des armes de guerre, parle d'une situation «sans précédent» et d'une «révolution dans leur usage et leur déploiement».

    Pendant l'occupation américaine, les IED avaient été l'arme de choix des insurgés irakiens – et, aujourd'hui, toujours en Irak, l'usage qu'en fait Daech pourrait être déterminant, tandis que la guerre contre les djihadistes semble marquer un tournant. Sous le feu des bombardiers américains, les djihadistes doivent aussi faire face à des assauts répétés des forces locales: Kurdes, armée irakienne et milices soutenues par l'Iran. De récentes offensives d'une ampleur nationale ont même été envisagées comme le prélude à la reconquête de Mossoul, la ville du nord du pays tombée l'été dernier aux mains de l’État islamique et depuis devenue la capitale pour l'Irak de leur auto-proclamé califat.

    La ligne de front s'étend de Kirkouk, au nord, jusqu'aux portes de la province d'Al-Anbâr, à l'ouest de Bagdad et à la ville de Tikrit. Quelque vingt-mille miliciens et soldats irakiens sont engagés dans la plus grande opération militaire jamais lancée contre l’État islamique. Mais l'offensive se voit ralentie par le chaos semé par les IED. Selon tous les combattants luttant contre Daech, ce sont de telles bombes qui font le plus de morts dans leurs rangs – à l'instar des troupes américaines entre 2003 et 2011.

    Dans les régions de Kirkouk, Al-Anbâr et Tikrit, autant de théâtres d'opération où les batailles ont été des plus rudes ces deux dernières semaines, les soldats et les démineurs
    s'acharnent à banaliser le terrain, en désamorçant ou en faisant exploser ce qu'ils peuvent, voire en se contentant d'enjamber des fils suspects. Une mission qui oscille entre la minutie experte et la témérité suicidaire. Les Peshmerga kurdes, désormais principaux alliés de la coalition au sol, ont recours à des unités de neutralisation des explosifs (dites «EOD», selon la dénomination de l'OTAN). Mais dans un champ d'action que l'armée américaine considère pourtant comme requérant un extrême professionnalisme, la formation et l'équipement de leurs démineurs sont réduits aux portions congrues. Si, à Mollah Abdallah, l'équipe de Mohammad réussit à faire sauter la voiture piégée en toute sécurité –les explosifs sont activés de loin, grâce à une charge artisanale, avec un souffle qui aura raison de toutes les fenêtres à un demi kilomètre à la ronde–, reste que les démineurs peshmerga sont souvent les premières victimes des bombes qu'ils tentent de désamorcer.

    Dans les rangs de l'armée irakienne, on compte plusieurs techniciens EOD expérimentés et formés par le gouvernement depuis près d'une décennie. Mais ces derniers se disent débordés par l'ampleur du recours aux IED et le chaos généré par une myriade de champs de bataille. Certains militaires cherchent à pallier cette lacune avec une formation sur le tas. Parallèlement, les milices semblent profiter d'un certain soutien en la matière de la part de l'Iran, mais font aussi appel à des volontaires sans aucune expérience et dont la seule qualification sera d'accepter de se sacrifier en faisant exploser les bombes. «Tout le pays est désormais encerclé d'IED, qu'est-ce vous croyez?», déclare Settar al-Khaffaji, un colonel de l'armée irakienne à la retraite devenu officier supérieur de la milice Abu Fadhil al-Abbas. «On doit s'en occuper nous-mêmes».

    Un après midi, sur une route des faubourgs de Kirkourk constellée de cratères, l'équipe de Mohammad s'apprête à faire exploser son dernier IED de la journée. Des pick-up remplis de soldats en treillis camouflage continuent à passer, en s'efforçant de rouler bien au milieu de la chaussée. Depuis le matin, l'équipe est venue à bout d'environ 45 IED –à chaque fois, en y plaçant une petite charge explosive, puis en s'abritant derrière un véhicule blindé, avant que l'air ne tremble et que l'asphalte ne se recouvre d'une brassée de terre. Un peu plus loin, une maison en ruines rappelle le danger: la veille, quatre de leurs collègues y ont été tués par une bombe artisanale.

    Depuis le début de la guerre en août dernier, les responsables kurdes affirment que les Peshmerga ont désamorcé ou fait exploser plus de 6000 IED, le long d'un front s'étalant sur plus d'un millier de kilomètres. On ne parle, bien sûr, que des engins qu'ils ont été capables de trouver. Du doigt, Mohammad désigne les collines que l'on voit derrière la route et la maison écroulée. «Pour être honnête, nous pensons que toute cette bande jusqu'aux collines, et les collines elles-mêmes, sont bourrées d'IED. Toutes ces maisons le sont aussi».

    «C'est un ennemi invisible», déclare un lieutenant de 46 ans en treillis beige, lunettes de soleil de créateur sur le nez. Il se fait appeler Abou Akram. «Les combattants, vous les voyez de l'autre côté. Mais cet ennemi-là, je ne sais pas quand il va attaquer».

    Comme la plupart des officiers démineurs, Abou Akram ne veut pas qu'on le prenne en photo ou qu'on dévoile son vrai nom. Idem pour Mohammad, qui demande qu'on ne révèle pas son prénom. Ce qui prouve l'extrême sensibilité de leur travail: des spécialistes craignent que Daech ne les prenne pour cible, afin d'éliminer une source cruciale d'expertise. Abou Akram affirme avoir identifié une douzaine de modèles d'IED utilisés par Daech, mais les djihadistes ne cessent de changer leurs tactiques. «Aujourd'hui, vous pouvez en venir à bout, mais demain, ils mettront au point un type de bombe encore plus sophistiqué», dit-il.

    Selon un démineur peshmerga, un expert américain a qualifié les équipes de «tarées» en voyant leurs façons de faire

    Des experts et des soldats irakiens affirment que Daech a recours aux IED –dans des attentats suicide, des attentats à la voiture piégée, des bombes de bord de route ou des pièges– avec un degré de sophistication croissant. Si ses prédécesseurs d'Al-Qaïda en Irak étaient tristement célèbres pour le maniement de tels explosifs, la spécificité de Daech consiste en une utilisation véritablement massive de ces engins. Ils y ont recours comme s'il s'agissait de mines, prohibées par le droit international pour le carnage aveugle qu'elles peuvent causer à la fois pendant et après un conflit.

    Souvent, les IED que les experts EOD découvrent sont aussi simples que complexes. Ils peuvent être fabriqués à partir d’éléments aussi quotidiens que de la peinture, de l'engrais, des marmites ou des jerrycans d'essence. Mais ce sont aussi des engins très pernicieux, reliés par exemple à un téléphone portable qu'un djihadiste va appeler lorsqu'un démineur s'approche, ou des bombes conçues pour exploser si on les bouge. Grâce aux vastes territoires et aux abondantes ressources que contrôle l’État islamique, les djihadistes ont aussi la possibilité de fabriquer des IED à la chaîne. Selon des spécialistes peshmerga, l'EI posséderait des ateliers, voire des usines à IED. Ainsi, un modèle d'IED souvent retrouvé à l'extérieur de Mossoul est constitué de tubes de métal récupérés sur un oléoduc. Il s'agit d'épais cylindres découpés et soudés avec précision, avec un trou à une extrémité pour laisser passer un fusible. La structure des explosifs est si fine et complexe qu'un capitaine explique avoir mis plus d'une demi-heure à pouvoir l'isoler. Selon lui, un tel engin est de conception industrielle, même si les réactions chimiques générées par les substances explosives pourraient expliquer ce qu'il décrit.

    Les démineurs peshmerga ne reçoivent qu'une formation minimale de la part de leurs homologues occidentaux, et ne peuvent compter sur leurs outils modernes –brouilleurs, scanners ou robots. Même leurs cutters en métal relèvent d'une dangereuse déviation de la norme: les techniciens EOD professionnels utilisent des cutters en plastique ou en céramique, afin de ne pas faire court-circuiter les bombes. Selon un démineur peshmerga, un expert américain a qualifié les équipes de «tarées» en voyant leurs façons de faire. Si les responsables militaires ne donnent pas de chiffres, il semblerait que les Peshmerga perdent des spécialistes EOD à chaque opération d'ampleur. «Quand l'un de nos hommes meurt dans une explosion, on va collecter les morceaux», explique un général à la tête d'une division EOD peshmerga. «C'est extrêmement difficile à supporter».

    Pour Michael Knights, spécialiste de l'Irak au sein du Washington Institute for Near East Policy, «l'économie de la force» déployée par l’État islamique aura été d'une surprenante efficacité. «Ils ont un modèle défensif», dit-il. «Ce modèle consiste en une contre-offensive constante visant à déstabiliser et effrayer l'ennemi, combinée à un recours massif au harcèlement minier [les IED]. Le but est de tout ralentir. De rendre chaque tâche que doit effectuer la coalition deux fois plus difficile. Et c'est très efficace».

    Les IED pourraient jouer un rôle crucial dans la bataille de Mossoul, que les responsables américains et irakiens affirment vouloir lancer cette année. «On est ici face aux chefs de file des IED», déclare Christopher Harmer, analyste au sein de l'Institute for the Study of War. «Les Américains ont à peine réussi à les endiguer. Si ces forces envisagent sérieusement d'avancer vers Mossoul, comment feront-ils pour répondre à la menace des IED?».

    Quand ils progressent en territoire djihadiste en pensant trouver la guerre, les soldats font le plus souvent face à des pièges et des tirs de snipers. «Il n'y a pas de confrontation directe entre combattants», déplore un soldat des Brigades Badr, l'une des principales milices chiites à avoir pris les armes contre l’État islamique, qui prêche pour sa part une version extrémiste de l’islam sunnite. «Ce n'est pas une guerre normale».

    Avec ses collègues, le soldat est posté le long d'une route grêlée du village de Saadan, aux portes d'El-Garma, un district en périphérie de la province d'Al-Anbâr où les forces irakiennes et les milices chiites ont lancé ce mois-ci une offensive contre l’État islamique. Entrés dans le village depuis une semaine, ils ont trouvé un chaos d'immeubles éventrés et de palmiers décapités. Certains des IED déployés dans la zone sont toujours là. «Ne vous aventurez jamais de l'autre côté de la route», prévient un combattant.

    Un chemin de terre part de la route et mène à un cimetière où l’État islamique a enterré quelques-uns de ses morts. Pendant des jours, les miliciens ont pilonné la zone au mortier et à l'arme automatique, mais, lorsqu'ils ont pris la ville, la plupart des djihadistes avaient déjà fui. Le chemin est désormais jonché de tuyaux et de fils de cuivre; si certains ne sont attachés à rien, les miliciens font très attention à les contourner. Un chapelet chiite vert dépasse d'un tas de terre, comme s'il attendait qu'un fidèle le ramasse. «C'est sans doute un IED», dit un milicien.

    Le général Kasim Attiya, du Commandement des Opérations de Bagdad qui contribue à l'effort de guerre dans la région, explique que les milices et les forces gouvernementales ont gagné à peu près huit kilomètres en dix jours de combats et ont découvert des centaines d'IED. «Nous disons à nos soldats de ne pas rentrer dans les maisons, car la plupart sont piégées» dit-il. «Nos ingénieurs sont sur le pied de guerre jour et nuit pour neutraliser les IED».

    L'ampleur de la menace des IED fait qu'une grande partie du travail est effectuée par des amateurs.

    Les combattants de Badr déclarent avoir leurs propres équipes pour gérer les IED. Tandis qu'ils
    progressent dans Saadan, des explosions se font entendre au loin –leurs démineurs travaillent, disent-ils. Mais les miliciens refusent qu'ils soient interviewés. Un commandant explique la raison à un acolyte: «Parce que les experts viennent d'Iran et ne veulent pas se faire voir».

    Mohammed Naji Mohammed, un des chefs des Brigades dans la région, explique que les spécialistes iraniens forment et conseillent les miliciens à la gestion des IED, mais il ne précise
    pas davantage ce qu'ils font sur le terrain. Bon nombre des combattants de Badr sont jeunes et inexpérimentés, et ont répondu aux principales autorités chiites irakiennes qui ont exhorté l'été dernier leurs coreligionnaires à défendre le pays. Ils avaient besoin d'assistance, déclare Mohammed. «Demander de l'aide à l'Iran est ce que nous avions de mieux à faire», poursuit-il. «Nous n'avons pas suffisamment d'expérience pour neutraliser tous les IED, il fallait qu'on se tourne vers eux».

    Les combattants de Badr et d'autres milices forment la majorité des bataillons engagés dans les offensives les plus stratégiques du gouvernement irakien –à Tikrit, par exemple, ils sont 20 000, contre seulement 3000 soldats issus de l'armée irakienne, selon un général en chef de l'armée américaine. La forte implication des milices, et la présence de soldats et de conseillers iraniens sur le front, fait que les Américains gardent leurs distances, et préfèrent concentrer leurs efforts ailleurs.

    Les meilleurs techniciens EOD irakiens sont rassemblés à Bagdad, dans le vaste complexe fortifié du ministère de l'intérieur. S'ils appliquent leur expertise sur le terrain, l'ampleur de la menace que représentent les IED fait qu'une grande partie du travail de neutralisation est effectuée par des amateurs. «Malheureusement, tout le pays est devenu une ligne de front, et nous devons travailler vite», déclare un lieutenant de l'équipe EOD du ministère de l'intérieur, qui ne veut donner que son prénom, Samer. «Nous n'avons pas le temps de nous occuper de tout».

    «Nous travaillons avec beaucoup de gens qui n'ont aucune expérience», ajoute-t-il. «Ces gens ne savent même pas comment progresser dans une zone piégée. Ils viennent nous dire qu'il y a un IED, puis ils marchent dessus».

    Dans le QG, une alarme retentit à intervalles réguliers. Elle annonce que la présence d'IED a été signalée quelque part dans la ville et qu'une équipe doit intervenir, soit un
    problème qui demeure constant. Le colonel Riyad al-Musawi, le gestionnaire de la division, affirme que toutes ses équipes sont débordées. Il s'en prend aux États-Unis, dont l'aide est insuffisante selon lui. Il explique que ses démineurs utilisent des robots que les Américains leur ont donné voici dix ans, un équipement aujourd'hui en grande partie obsolète. «Ce n'est pas seulement un problème de personnel, c'est aussi un problème de matériel», précise-t-il. Il a organisé des ateliers de formation EOD pour les milices chiites, «mais ce n'est pas suffisant».

    «Moi, je suis sur le terrain depuis très longtemps, mais je ne me considère toujours pas comme un expert. Il y a des gens qui sont arrivés l'an dernier», ajoute Musawi. «Si le concept d'IED nous est familier, aujourd'hui, la différence vient du nombre d'engins déployés, mais aussi de la quantité et de la qualité des explosifs utilisés. C'est plus gros, toujours plus gros».

    A Tikrit, toute personne disposée à faire le boulot peut visiblement devenir un spécialiste EOD –et la guerre contre ces bombes est à l'image de la guerre contre l’État islamique en général. Le gouvernement irakien s'appuie sur la motivation religieuse de dizaines de milliers de volontaires, tandis que les troupes formées et équipées par les États-Unis ne cessent de tomber en désuétude.

    Ahmed Abdoul Wahad a 32 ans. Il était officier de police quand le conflit avec l’État islamique a commencé, mais l'automne dernier, il a voulu suivre une formation EOD d'une semaine à Bagdad «parce que personne d'autre ne voulait le faire». Aujourd'hui, à Al-Alam, dans la banlieue de Tikrit, les tirs de joie retentissent tandis que les riverains rentrent chez eux. «Après, j'ai dû continuer ma formation sur le terrain», ajoute-t-il.

    La route qui part de Bagdad et va à Tikrit en passant par Samarra est semée de checkpoints tenus par diverses milices chiites. De temps en temps, on sent une certaine hostilité entre ces groupes. A un de ces checkpoints, tenu par la milice du Hezbollah, dont ses membres disent n'avoir aucun lien avec l'organisation libanaise du même nom, une altercation a lieu lorsqu'un convoi des Brigades Badr, escortant des journalistes locaux et
    étrangers, essaye de passer. «J'en ai rien à foutre de ta gueule», lance un commandant à un autre. Plus tard, les combattants du Hezbollah tireront en l'air et menaceront de faire exploser un van de journalistes avec un lance-roquettes.

    Avec des milices qui se tirent la bourre pour gagner en statut et en influence, même lorsque les experts EOD du gouvernement sont disponibles, il peut leur être difficile de naviguer dans un tel labyrinthe territorial. «Une partie du problème, c'est l’ego et la gloire», commente Musawi, de la division EOD de Bagdad.

    A Al-Alam, des combattants disent que les IED tuent régulièrement leurs camarades. Sabbah Nadem, de la police nationale irakienne, a sur son téléphone des photos qui montrent comment l’État islamique a transformé une ferme voisine en atelier de fabrication d'IED –des obus sont alignés sur le sol, et attendent d'être convertis en bombes. Ahmed al-Juburi, 24 ans, est l'un de ces miliciens qui se considère comme un expert en IED. Il déclare n'avoir suivi aucune formation officielle, mais a appris le métier sur le tas: c'est lui que les combattants appellent lorsqu'ils doivent neutraliser une maison piégée ou une bombe au bord de la route. «Franchement, si vous voulez parler de véritables experts EOD, on n'en a que très peu. Mais nous sommes nombreux à gagner en expérience», dit-il.

    «On a eu un expert qui a formé des groupes, et ces groupes en ont ensuite formé d'autres», déclare Raed Allawi, 55 ans, général irakien à la retraite et aujourd'hui commandant des Brigades Badr. «Les IED sont si nombreux que tout le monde doit donner du sien».

    Selon Allawi, les combattants tentent de dénicher les IED à l'odeur, et lorsqu'ils pensent en avoir trouvé un au bord d'une route ou dans une maison, la première réaction consiste à tirer sur l'engin ou à lancer une grenade pour le faire exploser. Si cela ne marche pas, un spécialiste amateur essaye de le désamorcer. «On est obligé», dit Allawi. «On est en pleine crise aujourd'hui».

    Dans tout le pays, les bombes cachées dans les maisons ou dans les champs auront des conséquences à long-terme. «Ces engins sont conçus pour être activés par leurs victimes, et ils ne peuvent pas faire la différence entre un civil et un combattant», précise Mark Hiznay, chercheur spécialisé en armement au sein de l'ONG Human Rights Watch.

    Pour lui, l’État islamique utilise les IED comme des mines antipersonnel – celles-là mêmes qui jonchaient l'Irak sous le régime de Saddam Hussein et allaient requérir des années de travail intensif pour être neutralisées. «Aujourd'hui, on repart à zéro», dit-il. «Et par conséquent, on aura des civils qui perdront des membres ou la vie».

    Un après-midi, non loin de la ligne de front au sud-est de Mossoul, un capitaine peshmerga s'avance dans un champ où, avec son équipe, il a fait exploser plus de dix IED, en courant à chaque fois vers l'abri pour éviter les shrapnels fusent vers leur tête. Certains cratères commencent à s'effacer alors que l'hiver laisse place au printemps. Selon ce capitaine, s'il reste des IED, ils vont être plus difficiles à trouver parmi les fleurs et les herbes hautes. Il pense que la zone est sûre, mais ses yeux sont toujours baissés. «On continue à chercher», ajoute-t-il.

    Sur une colline où l’État islamique avait confectionné un abri en sacs de sable et se servait de ce poste pour disperser des IED alentours, les cratères sont plus récents. Le plus frais a deux semaines. Arrivé au sommet, le capitaine redouble de prudence: des herbes folles qui n'étaient pas là lors de sa dernière inspection ont poussé. «Mieux vaut rester sur le chemin», dit-il.



    Avec la collaboration d'Ayman Oghanna en Irak.

    Traduit par Peggy Sastre.