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    Comment Steven Seagal est devenu l'émissaire le plus improbable du Kremlin aux États-Unis

    «Hey Barack, si on faisait de Steven Seagal le médiateur entre Washington et Moscou?» La folle idée que le président russe a essayé d'imposer à Obama.

    En juin 2013, lorsqu'il retrouve Barack Obama à Lough Erne, un pittoresque terrain de golf d'Irlande du Nord, en annexe du sommet du G8, Vladimir Poutine sait que sa relation avec les États-Unis n'est pas loin d'exploser.

    Les deux hommes n'ont jamais su s'entendre. En 2009, lors de leur première rencontre organisée autour d'un samovar sous le porche de la résidence présidentielle de Novo-Ogarevo, dans les faubourgs de Moscou, Poutine n'a qu'une idée en tête: sermonner Obama pour les deux décennies que Washington vient, selon lui, de passer à dénigrer la Russie. En deux heures, Obama n'arrive quasiment pas à en placer une, et ne va plus revoir Poutine durant des années.

    En 2012, après le passage au Kremlin du pantin Medvedev (actuel vice-président de Russie), leur dialogue se fait encore plus glacial. Leur entrevue de Lough Erne était peut-être la pire de toute leur histoire. Poutine refuse à Obama d'abandonner le régime de Bachar el-Assad et affirme qu'il continuera ses livraisons d'armes à la Syrie, qu'importe si le conflit a déjà fait plusieurs dizaines de milliers de victimes.

    C'est alors que, comme tombée du ciel, Poutine place son idée: faire de Steven Seagal un consul honoraire de la Russie en Californie et en Arizona, et donc un potentiel intermédiaire entre la Maison Blanche et le Kremlin.

    Seagal, champion d'arts martiaux et vieux routier du cinéma d'action, est l'homme parfait pour sauver les relations russo-américaines. Voilà ce que déclare Poutine à Obama, selon quatre membres de la délégation américaine présents à Lough Erne et qui ont accepté de se confier en off.

    Patriote yankee de la tête aux pieds, Seagal connaît aussi bien la Russie: non seulement de par ses origines – sa grand-mère est née à Vladivostok – mais aussi par ses liens étroits qu'il entretient avec des personnalités en vue du monde politique russe. Quelques mois plus tôt, Seagal et Poutine se sont même rencontrés à Moscou. Ils ont déjeuné ensemble à Novo-Ogarevo, puis ont visité un centre d'arts martiaux. Aux journalistes présents ce jour-là, le porte-parole de Poutine avait affirmé que les deux hommes étaient amis de longue date.


    Et, face à Obama, Poutine insiste: Seagal est vraiment l'emblème idéal de l'amitié russo-américaine.

    Mais Obama est tout simplement sidéré. «On leur a demandé un truc du genre: Euh, vous rigolez?», précise à BuzzFeed News un officiel américain présent à Lough Erne.

    L'improbable romance entre le président russe et Seagal révèle un principe fondamental du règne poutinien: le pouvoir politique est un pouvoir médiatique et le président est la star du pays la plus importante. Sous Poutine, la politique est devenue un show télévisé cadré au millimètre, où la forme prime toujours sur le fond. Le parlement fantoche est rempli d'acteurs, de chanteurs et d'athlètes. Poutine jouit d'une adulation publique qui siérait bien davantage à une star de Hollywood qu'à un politicien. Il apparaît régulièrement en une des magazines people. Et, pour ses allocutions télévisées, pas besoin de déplacer des programmes, elles sont les programmes.

    Avec l'aide de ses conseillers personnels, Poutine s'est forgé un personnage de gros macho, utile pour faire oublier le quasi inconnu qu'il était au moment de son arrivée au pouvoir et favoriser son culte de la personnalité que nous connaissons aujourd'hui. Dans des shows conçus sur mesure, il a l'étoffe d'un héros invincible et symbolise la fière et forte Russie qu'il veut faire renaître. Il vole à la rescousse d'oiseaux menacés et endort un tigre à la seringue hypodermique. Il galope dans les steppes sibériennes torse nu, se baigne dans des lacs glacés et arpente la taïga un fusil de chasse en bandoulière. «Il joue au président super-héros», explique Fiona Hill, directrice de recherche à la Brookings Institution et co-auteure du livre Mr. Putin, qui analyse son personnage.

    Avant Seagal, Depardieu, Rourke et Bellucci

    Le Kremlin a pris l'habitude de solliciter des célébrités internationales pour qu'elles rencontrent Poutine et attestent de sa virilité et de son aura. Jean-Claude Van Damme s'est ainsi assis aux côtés de Poutine et de Silvio Berlusconi lors d'un tournoi de free fight. Grâce à une obscure organisation caritative liée au Kremlin, Mickey Rourke, Sharon Stone ou encore Monica Bellucci ont tenu compagnie à Poutine lors d'un gala organisé à Saint-Petersbourg, où le président russe les a régalés par ses dons de pianiste et de crooner. Sans oublier le passeport russe que Poutine a offert à Gérard Depardieu après son exil fiscal.

    Pour Poutine, Seagal coche a priori toutes les bonnes cases. Les deux hommes sont nés en 1952 et sont experts en arts martiaux japonais – Poutine est ceinture noire de judo, Seagal d’aïkido. Ils se portent une admiration et un respect mutuels.

    «J'aimerais dire que je le connais bien, mais, quoi qu'il en soit, je le connais suffisamment bien pour dire qu'il est l'un des plus grands leaders contemporains, si ce n'est le plus grand. Il aime la Russie comme personne d'autre et n'a pas peur de se battre pour faire ce qu'il faut», déclarait Seagal en 2013 lors d'une interview à Russia Today.

    «C'est une amitié tout ce qu'il y a de plus normal», précise à BuzzFeed News Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine. «Je ne dirais pas qu'il est son plus grand fan, mais il a vu certains de ses films».

    En théorie, que Seagal devienne consul honoraire ne lui aurait accordé qu'un pouvoir symbolique – quoiqu'un peu plus développé que celui dont l'acteur peut se targuer d'avoir dans Steven Seagal: Lawman, la télé-réalité où il était shérif adjoint de la paroisse de Jefferson, en Louisiane. Mais que Poutine ait fait part de ce projet au président Obama laisse entendre qu'il voulait en faire un médiateur semi-officiel. Quelques mois auparavant, Dmitri Rogozine, le va-t-en guerre vice-président russe, avait demandé à Seagal de faire jouer «son autorité et ses liens avec l'élite américaine» pour aider des entreprises russes à pénétrer le marché américain des armes à feu.

    Les représentants de Seagal n'ont pas répondu, ou ont refusé de répondre, à diverses demandes d'interviews que BuzzFeed News leur a envoyées depuis plusieurs mois, ainsi qu'à une liste de questions précises. La Maison Blanche et le Département d’État américain se sont refusés à tout commentaire et Peskov a déclaré qu'il n'était pas au courant de la tentative de Poutine.


    Entre Seagal et la Russie, le rapprochement a coïncidé avec le fléchissement de sa carrière. En 2007, par exemple, il s'envolait pour la Kalmoukie, république russe à majorité bouddhiste et jouait aux échecs avec son excentrique président, Kirsan Nikolaïevitch Ilioumjinov, un homme persuadé d'avoir été enlevé par des extra-terrestres. Lors de son voyage, il s'entretient avec des moines et leur parle de son désir d'incarner à l'écran Genghis Khan – un film dont il aurait été aussi scénariste et réalisateur –, un projet qui n'a jamais vu le jour. «Parce qu'il n'y a pas de bouddhistes parmi les gens qui financent les films», explique alors Seagal. «Ce sont des juifs et ils ne s'intéressent à aucune autre philosophie».

    De temps en temps, les Russes le voient apparaître à la télé ou dans des centres d'arts martiaux.

    En 2013, Seagal accorde une interview à Ksenia Sobtchak, starlette et présentatrice de télé russe, et fille du mentor politique de Poutine, Anatoli Sobtchak. L'acteur déclare:

    «[Je suis une personne ordinaire qui] a besoin de nourrir ses enfants et de survivre, je ferai des affaires dans le monde entier».

    Il ajoute:

    «J'adore la Russie. Certaines personnes aiment l'Afrique, d'autres le Mexique ou le violet, la couleur. Moi j'aime la Russie et je n'ai pas peur de le dire».

    Seagal et Poutine en viennent à se montrer de plus en plus fréquemment en public. En 2012, Seagal accompagne le président russe lors d'une visite à l'équipe de judo, qualifiée pour les Jeux Olympiques. L'année suivante, il est invité à dîner à la résidence présidentielle et se rend avec Poutine dans un centre d'arts martiaux afin de promouvoir un programme sportif hérité de l'ère soviétique. Plus tard, Seagal dira que ce qui les a rapprochés, c'est leur amour pour les arts martiaux asiatiques.

    Seagal vante les mérites du dictateur Tchétchène


    Au printemps 2013, Seagal peut se targuer de meilleures connexions avec la Russie que Michael McFaul, l'ambassadeur des États-Unis à Moscou.

    Des liens qui se révéleront utiles quelques semaines plus tard, lorsqu'une délégation américaine menée par le député républicain Dana Rohrabacher se rend en Russie pour enquêter sur les attentats du marathon de Boston, survenus un mois auparavant. En son temps, Rohrabacher, député de Californie et ancienne plume de Reagan fut un partisan si acharné de la Guerre Froide qu'il s'engagea en Afghanistan aux côtés des moudjahidines opposés à l'Union Soviétique. Mais, aujourd'hui, Rohrabacher est persuadé que les États-Unis ont besoin de Poutine pour contrer l'extrémisme islamique et l'essor de la Chine et il est ainsi devenu le plus grand (si ce n'est le seul) partisan du Kremlin au Congrès américain. Il adore dire qu'il «mitraillait les Russes» mais qu'il faut désormais collaborer avec eux – un propos qui ne passe pas toujours très bien à Moscou.

    Convaincu que le Département d’État ne va pas lui permettre d'accéder au saint des saints, Rohrabacher engage Seagal comme fixeur. Le deuxième jour du voyage, Seagal débarque à l'hôtel où est installée la délégation parlementaire accompagné de son équipe – dont un homme qui n'a visiblement comme seule fonction le port d'une valise remplie de lunettes de soleil, selon une source en lien direct avec l'événement. Toujours selon cette source, un autre des collaborateurs empile dans sa chambre des bocaux de moonshine, que Seagal veut offrir à ses divers interlocuteurs russes.

    Rohrabacher déclare à BuzzFeed News qu'il connaît Seagal depuis plusieurs dizaines d'années.

    Pendant tout le voyage, Seagal insiste pour que la délégation se rende en Tchétchénie et rencontre Kadyrov, afin qu'il leur explique comment il a pu mater une violente insurrection islamique dans le Caucase. Rohrabacher et d'autres Républicains sautent sur l'occasion: pour eux, la répression sanglante organisée par Kadyrov et sa manière de gouverner par la terreur policière sont des exemples à suivre en matière de lutte contre le terrorisme. Après tout, les frères Tsarnaev (suspects de l'attentat de Boston, ndlr) sont d'origine tchétchène et se seraient radicalisés dans le Daguestan voisin.

    Seagal propose que la délégation se rende à Grozny, la capitale tchétchène, à bord d'avions militaires russes. «Nous étions atterrés», explique un diplomate américain présent dans la délégation. «On a essayé de leur expliquer: 'est-ce que vous savez qui est Kadyrov?'».

    «Rohrabacher est fou» se lamente alors un autre diplomate, dont l'équipe estime que pour convenir aux normes de sécurité édictées par le Congrès, cette virée de la délégation parlementaire se chiffrera en dizaines de milliers de dollars. Seagal propose son jet privé, qui ne satisfait pas non plus aux normes. Au final, Seagal et la délégation se rabattront sur Beslan, en Ossétie du Nord, théâtre d'une des pires attaques terroristes qu'a connues la Russie – mais sans pour autant respecter les normes de sécurité, selon un responsable américain.


    Dans les mois qui suivent ce voyage, les talents diplomatiques de Seagal restent une priorité pour la Russie. Sergueï Kisliak, l'ambassadeur de la Russie aux États-Unis, se rend plusieurs fois à Washington pour demander au Département d’État où en est la nomination de Seagal. «Il n'arrêtait pas de demander: 'Pouvez-vous nous dire où en est l'avancement de notre demande concernant M. Seagal?' Et à chaque fois on lui répondait, 'nous réfléchissons'», déclare une source proche du dossier. Après plusieurs tentatives restées lettre morte, Kisliak laisse finalement tomber. Le Département d’État estime le dossier clos jusqu'à plusieurs appels d'un homme à la voix rauque qui se dit représentant des intérêts de M. Seagal. Un responsable de l'administration finit par accepter un rendez-vous et voit débarquer un homme âgé, en fauteuil roulant, venu tout droit de l'Oklahoma, qui lui fait un speech de quarante minutes sur les grandes qualités patriotiques de Seagal. L'homme se présente comme un fonctionnaire à la retraite du ministère des Affaires étrangères, en poste à Moscou durant les années 1980. Il demande:

    «Pourquoi ne pas honorer la demande du président russe et rendre leur relation officielle? Il y a plein d'autres personnalités américaines qui sont proches de Poutine!»

    Le responsable américain prend poliment des notes. «C'était un peu triste, mais il se donnait de la peine», explique-t-il à BuzzFeed News.

    Seagal finira par outrepasser l'utilité que lui a attribué le Kremlin. En 2014, quand Rohrabacher retourne en Russie, cette fois-ci pour examiner les mesures de sécurité mises en œuvre pour les JO de Sotchi, Seagal ne lui est d'aucun secours.

    Seagal-Poutine: une amitié dorénavant gelée

    Peskov, le porte-parole de Poutine, déclare à BuzzFeed News que l'amitié entre le président et Seagal est aujourd'hui gelée. «Ils n'ont pas vraiment eu l'occasion de parler», dit-il. «Je ne sais pas s'ils se sont vus récemment, ou s'ils prévoient bientôt de le faire».

    Depuis l'annexion de la Crimée, la ferveur patriotique et l’anti-américanisme promus par le Kremlin font qu'il est difficile pour Seagal de défendre Poutine.

    «L'autre jour, l'un de mes amis m'a appelé horrifié et m'a demandé: 'Steven, qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce fait ton ami Poutine, il est fou?'», déclarait Seagal en mars 2014 lors d'une interview dans la presse officielle russe. «Je dois expliquer qu'il n'est pas comme ça et qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on voit à la télé».

    Reste qu'en ce moment, il ne fait pas bon être une célébrité occidentale en Russie. L'indignation soulevée par l'interdiction de la «propagande homosexuelle», décidée par Poutine, a fait oublier les JO de Sotchi – sans même parler de ses incursions militaires en Ukraine. Aujourd'hui, Poutine est devenu aussi toxique que Kadyrov. Et, dans l'entourage de Poutine, on considère de plus en plus Hollywood comme l'ennemi, le vecteur hostile aux valeurs occidentales étrangères à la Russie. Récemment, un législateur a même proposé un loi interdisant de diffusion en Russie de tous les films tournés aux États-Unis et en Europe.

    Mais il y a des exceptions. En août dernier, tandis que les troupes régulières russes s’amassaient à la frontière ukrainienne pour soutenir l'offensive des séparatistes, Mickey Rourke arborait un T-shirt à l'effigie de Poutine. Selon des documents récemment révélés par un mystérieux groupe nommé Shaltai Boltai, proche du Kremlin, l'acteur aurait été payé près de 48.000€ pour ce petit numéro. (L'attaché de presse de Rourke n'a pas voulu répondre à notre demande de commentaire).

    En décembre, c'est Gérard Depardieu qui débarquait au Four Seasons de la Place Rouge pour lancer une gamme de montres suisses flanquées de l'aigle à deux têtes, les armoiries russes. Chaque pièce de cette gamme, baptisée «Fier d'être Russe» par son fabriquant Cvstos, coûte 15.000 francs suisses, soit 14.295 euros. «En Europe, personne ne peut vivre sans la Russie», déclare alors Depardieu.

    Déclaration que Seagal pourrait visiblement faire sienne. L'été dernier, il s'est ainsi rendu à Sébastopol, le port de Crimée annexé par les Russes, pour assister au rallye annuel des Loups de la Nuit, un groupe de bikers nationalistes sous patronage direct de Poutine. Le chef de ce groupe, Alexander Zaldostanov, fervent orthodoxe et ancien chirurgien, en a profité pour organiser une reconstitution élaborée du conflit ukrainien. Un événement qui, si on en croit la frange la plus enragée de la propagande télévisuelle russe, ressemblait à moitié à un numéro de Hell's Angel et à un défilé militaire remixé à la sauce Mad Max. Des feux d'artifice ont illuminé le ciel et le blason russe – l'aigle bicéphale impérial, substitut de la faucille et du marteau – fut projeté dans la nuit en lettres de feu.

    Ce soir-là, Zaldostanov allait offrir à Seagal une statuette représentant un soldat russe et un t-shirt à l'effigie de Poutine, de la même marque que celle promue par Rourke. «Je suis Russe!» s'exclama Seagal, fier de ses origines. Et Zaldostanov de rétorquer: «Ce qui explique beaucoup de choses».

    Traduit et condensé par Peggy Sastre

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