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    Des histoires fausses reprises par les médias français: voici le coupable

    Du pêcheur sauvé d'un ours par Justin Bieber à ce type dont la femme trompée a coupé le pénis deux fois, BuzzFeed News a trouvé de nombreuses incohérences dans les histoires délirantes vendues récemment par l’agence de presse britannique CEN.

    Alan White, Tom Phillips et Craig Silverman ont enquêté sur Central European News, une agence de presse britannique basée à Canterbury et qui vend des histoires douteuses à de nombreux médias un peu partout dans le monde, avec des faits invérifiables, des photos qui n'ont rien à voir ou encore des témoins imaginaires ou avantageusement anonymes.

    Vous vous souvenez du pêcheur russe sauvé d’une attaque d’ours par un tube de Justin Bieber? C’est faux.

    Le genre d'histoire dont raffole la presse people: un Russe parti taquiner le goujon s'est fait attaquer par un ours brun, et alors que l'animal aurait pu le tuer, il a décampé quand le portable du pêcheur a sonné, faisant résonner la chanson Baby de Justin Bieber.

    Sauf que Komsomolskaya Pravda, le journal local qui a sorti l'info, ne fait jamais mention de Justin Bieber. En fait, le portable de la victime est réglée pour annoncer l'heure, et c'est ce qui aurait fait fuir la bête. Mais cinq jours plus tard, l'histoire apparaît sur le site du Austrian Times, dont le patron n'est autre que Michael Leidig, PDG et cofondateur de CEN, avec un ajout: la sonnerie Bieber. Puis elle est achetée par le DailyMail, que sourcent alors tous les médias qui publient à leur tour l'anecdote.

    Et le chaton mort après que sa maîtresse l’a teint en rose? Fake.

    En mars dernier, la Russe Elena Lenina, ancienne candidate de l'émission de téléréalité Nice People, diffusée sur TF1 en 2003, a teint son chaton en rose à l'occasion d'une soirée jet-set. Et il en serait mort, après avoir léché ses poils et la coloration appliquée dessus. Metronews en a parlé, ainsi que des sites comme Closer ou Melty. Sauf que l'animal est bien vivant, sa maîtresse en a posté la preuve sur Twitter.

    Не хотите ли извиниться? Цитата с сайта Dni.ru (1.03.15): " Стали известны новые подробности о скандальном известно…

    CEN semble donc avoir vendu une histoire complètement fausse (et potentiellement diffamatoire) sans se soucier des conséquences pour la personne concernée —bien réelle, elle— ni corriger son erreur alors que la jeune femme a prouvé que son chat n'était pas mort.

    Une Autrichienne a provoqué un accident en bronzant nue à sa fenêtre? Non plus.

    Les médias français qui ont repris cette information sourcent la version américaine du Huffington Post ou bien ne sourcent pas, comme Direct Matin, qui cite simplement cette photo publiée sur Twitter

    Drivers beware this evening, Keep your eyes on the road, This woman sunbathing in Vienna caused a number of crashes

    Mais cinq jours après la publication de cette information, le HuffPost supprime son article après avoir découvert que ledit cliché, que leur a vendu CEN, circulait depuis au moins quatre ans sur internet. «Cette histoire est d'abord sortie dans le très respecté Heute, un quotidien autrichien», a rétorqué CEN. Mais le journal en question a lui aussi mis à jour son article, évoquant un photographe facétieux.

    Son épouse lui a coupé deux fois le pénis: quand elle a découvert qu’il la trompait, puis à l’hôpital, après que les médecins le lui ont recousu. Sauf que non.

    Le plus surprenant, c'est que l'Agence France-Presse (AFP) elle-même a publié ce sordide fait divers en janvier dernier —pas étonnant donc qu'on la retrouve sur des médias nationaux comme Le Figaro, FranceTV Info ou 20minutes— en citant «le site d'information HNR, contrôlé par les autorités».

    A l'origine, il y a ces images publiées par un utilisateur du réseau social chinois Weibo, dont le compte a été supprimé depuis. A noter que la presse francophone a préféré illustrer la double castration par des captures Google Maps de la région ou en rivalisant d'imagination.

    Des photos reprises par des sites chinois (dont HNR) toujours avec le crédit Weibo et agrémentées de l'histoire que l'on connaît, publiées ensuite par l'Austrian Times sans crédit ni source, relayées par le Daily Mail de la même manière, puis postées sur le Mirror qui crédite… CEN.

    Dégueu: son corps est infesté de vers après s'être goinfré de sashimis. Nope.

    Le cas est d'abord apparu sur le site chinois hk.on.cc accompagné de plusieurs radiographies spectaculaires, puis sur le Daily Mail (selon l'outil de tracking BuzzSumo, c'est le deuxième article le plus partagé du site britannique sur les douze derniers mois —et elle a été vendue par CEN) relayé en France par le quotidien régional L'Union, en Suisse par Le Matin, ou en Belgique par Sud Info et BuzzFeed News en avait aussi parlé. Même le mensuel de vulgarisation scientifique Sciences et Avenir a repris l'histoire en citant lui aussi le Daily Mail, avec en prime une infographie sur le cycle de reproduction du "ténia du poisson"…

    Le site américain de debuking Snopes a découvert que les radios avaient en fait été publiées dans le British Medical Journal, qui évoque un patient ayant contracté un cas très rare de cysticercose disséminée (une infection parasitaire du système nerveux) après avoir mangé du porc cru. Rien à voir avec du poisson, donc.

    En France, un seul site a pris la peine d'appeler des spécialistes, qui ont confirmé la duperie: Allodocteurs.fr, le site de l'émission animée par Michel Cymes et Marina Carrère d'Encausse sur France 5.

    En tout, BuzzFeed News, qui s'est aussi fait piéger en relayant certains de ces contenus, a enquêté sur 41 histoires fournies par CEN.

    Onze se sont avérées complètement inventées ou basées sur des photos qui ne correspondaient en rien avec elles ; 8 contenaient des détails suspects comme des témoignages parfaits n'apparaissant pas ailleurs ; 13 étaient simplement invérifiables et 9 semblaient plus ou moins authentiques.

    Comme CEN vend ce type de contenu à des médias du monde entier, des tabloïds britanniques à BuzzFeed (qui a depuis cessé de collaborer avec l'agence), Alan White, Tom Philipps et Craig Silverman ont contacté CEN, qui «nie monter de toutes pièces des fait divers ou des témoignages» et «s'appuie sur un réseau fiable de contributeurs pour les vérifier».

    L'agence affirme en outre que ce n'est pas parce qu'une «infime minorité» du contenu qu'il fournit «soulève des questions que c'est symptomatique» d'une «pratique récurrente» de falsification. Dans cette lettre adressée à BuzzFeed News, CEN ajoute qu'en tant que «principal concurrent de BuzzFeed sur le marché britannique du contenu viral» —une affirmation contestable compte tenu de la différence entre les business models des deux entreprises— elle ne peut répondre aux questions concernant ses méthodes journalistiques, car cela «supposerait de révéler des informations sur nos sources et nos pratiques à un concurrent».

    BuzzFeed a interrogé de nombreux journalistes employés par des médias britanniques et si tous se sont montrés sceptiques quant au contenu produit par CEN, aucun n'a accepté d'être cité. Certains ont déjà alerté leur rédaction sur la fiabilité de l'agence, mais comme les histoires vendues par CEN «font du clic, tout le monde s'en fiche un peu».

    Mais si l'agence britannique est parvenue à faire circuler autant de faits divers douteux, ce n'est pas seulement la faute de son PDG. Son business est florissant car les médias du monde entier savent que leurs lecteurs sont avides de ce genre d'histoires sensationnelles venues de contrées lointaines.

    Si ces fausses informations peuvent paraître anodines, des personnes bien réelles peuvent être concernées (comme Elena Lenina) et subir de graves conséquences. Cela brouille également la frontière entre vérité et fiction, discréditant au passage l'intégrité de la profession.

    Cet article est une version raccourcie et condensée par Nora Bouazzouni de l'enquête menée par Alan White, Tom Phillips et Craig Silverman pour BuzzFeed News.

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