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    Après l'hystérie, ce que l'on sait vraiment du suicide d'Aïcha

    Le suicide de cette adolescente fin avril à Stains a suscité beaucoup d'émotion, entre autres parce qu'on le pensait lié à du harcèlement en ligne après la diffusion d'une vidéo osée. Mais le récit qui en a été fait était en grande partie erroné.

    Le scénario semblait écrit d'avance. Fin avril, le suicide d'une mineure de 15 ans a fait les gros titres de la presse nationale. «La pression lui était devenue insupportable» raconte Le Figaro. «Apparue dans une vidéo intime avec son petit ami, l'adolescente a décidé de mettre fin à ses jours», souffle BFM TV. Et ce après que «sa famille, présente au moment du drame, a pris connaissance de photos relayées sur les réseaux sociaux», ajoute FranceTV info.

    Le sort de cette jeune fille humiliée sur les réseaux sociaux qui a finit par se donner la mort électrise. Des milliers d'internautes s'indignent. D'autres, au contraire, rient froidement de la nouvelle pour tromper leur ennui. Le prénom Aïcha s'installe dans les sujets les plus discutés sur Twitter. La jeune fille devient un hashtag...

    Sauf que l'histoire n'est pas celle qui a été écrite.

    Trois semaines après les faits, Mathieu Debatisse est catégorique: «On ne connait pas pour l'heure les raisons de son suicide», explique le vice-procureur et secrétaire général du parquet de Bobigny à BuzzFeed France.

    On ne sait pas –et l'on ne saura peut-être jamais– pourquoi Aïcha s'est donnée la mort. Mais il s'avère, après vérifications, que la majorité des informations qui ont circulé au sujet de son décès étaient fausses. Internautes, médias et sources policières ont collectivement construit un récit bien loin de la réalité, plaçant du même coup la mineure décédée et ses proches sous le feu des projecteurs.

    Voici comment la machine à rumeurs s'est emballée

    Mardi 28 avril, vers 21 heures, Aïcha se jette par la fenêtre de l'appartement familial. Les services de police la retrouvent inanimée. «Je rentrais du Carrefour, où ma mère m'avait envoyée faire une course, et j'ai vu les pompiers, raconte une habitante du quartier qui connaissait l'adolescente à BuzzFeed France. J'ai d'abord pensé qu'il y a avait le feu et puis j'ai vu son frère pleurer. Au début les gens disaient que c'était Yasmina, sa sœur, qui s'était suicidée, ce qui me paraissait bizarre parce qu'elle est encore plus jeune. En tout cas, comme il était tard, je suis rentrée chez moi et ce n'est qu'après que j'ai appris que c'était Aïcha.»

    Dès la fin de soirée, de premiers bruits mentionnent l'événement sur Twitter. Mais la nouvelle ne commencera vraiment à se répandre que le lendemain matin.

    Pourquoi Aïcha a-t-elle souhaité mettre fin à ses jours? La question, insistante, va favoriser l'apparition de rumeurs en tous genres.

    Sur Twitter, des internautes diffusent ce qu'ils croient être des photos de la jeune fille en compagnie d'un garçon. Elles sont elles-mêmes extraites d'une courte vidéo qui a circulé sur Snapchat.

    Très vite, les internautes croient donc tenir l'explication: Aïcha se serait suicidée à cause de ces images «compromettantes» ou «sexy», par peur du regard de sa famille.

    D'autres éléments sont ensuite présentés comme de nouvelles «preuves». Ce sont d'autres photos «sexy», ou encore des extraits de conversations par messagerie privée avec des personnes qui affirment avoir contacté la famille d'Aïcha. Certains croient même avoir retrouvé le jeune garçon supposé avoir mis les photos de l'adolescente en ligne –il n'en est rien, comme l'a raconté par la suite Le Parisien.

    La vraie histoire derriere le suicide d'Aicha

    Une autre vidéo, qui circule alors sur les réseaux sociaux, est présentée comme filmée juste après la chute de la jeune fille. On y entend une femme prise de panique pousser des cris, et une voix demander que «quelqu'un appelle les secours». L'image, en revanche, est de mauvaise qualité à cause de l'obscurité: difficile de suivre ce qui se passe à l'écran.

    En fait la confusion est telle que certains finissent par se demander s'il y a vraiment eu un drame.

    De toute façon j'y crois pas à votre histoire de suicide tu vas sur Google actualités tu met stains sa parle de rien du tout #Aicha

    En parallèle de ce concours de rumeurs, l'histoire devient de plus en plus virale

    Mercredi 29 avril, en milieu d'après-midi, ce sujet de conversation grimpe à toute vitesse dans les tendances de Twitter. Au total, plus de 22.000 tweets mentionnant le prénom Aïcha ont été envoyés dans la journée, contre environ 500 d'ordinaire. Et les messages continuent de pleuvoir dans les jours qui suivent.

    Beaucoup veulent rendre hommage à la jeune fille, mais pas tous, loin de là. On trouve également beaucoup d'insultes ou de blagues de mauvais goût sur le dos de la jeune fille, moins de 24 heures après son décès. Contacté par Rue89, l'un de ces trolls revendique avec morgue son «humour»: «À la longue, on finit par très vite repérer ce qui va faire parler sur Twitter. C’est malheureux à dire, mais le suicide de cette jeune est une aubaine pour ceux qui vannent», ose-t-il même.

    «J’étais vraiment triste quand j’ai appris qu’elle était morte, témoigne l’habitante du quartier qui connaissait l’adolescente. Et puis après j’ai vu que sur les réseaux sociaux ça l’insultait de tous les côtés… J’avais déjà entendu des rumeurs à son égard, du genre “Aïcha c’est une pute” ou d’autres insultes assez dégradantes pour une fille. Mais je ne connais pas la cause de son décès, j’ai entendu plein de choses différentes, je ne sais pas trop quoi penser.»

    En début de soirée, le mercredi, le bruit devient tel que des journalistes remarquent l'événement et commencent à s'y intéresser:


    Une jeune fille harcelée pour sa "mauvaise réputation" s'est suicidée à Stains. Et c'est depuis un torrent de vomi qui s'abat sur sa mémoire

    Les premiers articles sur le sujet seront ensuite publiés le jeudi 30 avril au matin. Tous donnent, avec quelques variations selon les informations propres aux différentes rédactions, la même version que celle dont fait état une dépêche AFP publiée à 11h56. Voici ce qu'on y lit:

    Le soir même, à 20h23, une nouvelle dépêche de l'agence de presse nuance la version initiale. Elle indique que l'enquête «n'a pas permis, à ce stade, d'établir l'existence de diffusion de photographies de la jeune fille avant son décès, ni même d'intention suicidaire qu'elle aurait pu exprimer». Mais elle sera peu reprise par la presse (environ 1000 reprises de la première citation sur Google, contre 1oo pour celle qui refroidit l'hypothèse du harcèlement).

    Trois semaines plus tard, le vice-procureur du Parquet de Bobigny Mathieu Debatisse est plus direct. Voici ce qu'il affirme à BuzzFeed France:

    «A notre connaissance, aucun élément antérieur, photo, vidéo ou texte qui a circulé sur internet ne désigne l'adolescente.»

    De nombreux éléments présentés comme pouvant avoir un lien avec le suicide d'Aïcha ont pourtant été transmis aux enquêteurs via la plateforme de signalement de la police Pharos, nous confirme-t-il. Mais aucun n'a pu être relié au dossier pour l'heure. Plusieurs responsables de l'établissement dans lequel était scolarisée la mineure ont également été entendus, mais «ils n'ont pas non plus fait de lien entre ce qu'il s'est passé et ce qui se passe au collège».

    Comment les médias ont-ils pu rapporter autant d'assertions non-vérifiées?

    «Je n'ai pas suivi ce dossier par la suite donc je ne savais pas que la vidéo et tout le reste n'avaient aucun lien avec la jeune fille, nous explique une journaliste qui a travaillé sur ce sujet. La première fois que j'ai contacté la police, le jeudi, on m'a confirmé qu'il y avait bien eu un suicide à Stains sans me donner plus d'éléments. Peu après, on m'a rappelée en m'expliquant que cela pourrait être lié à ce qui a circulé en ligne. Mais c'était au conditionnel».

    Des sources policières ont donc bien lancé des journalistes sur la piste de l'humiliation en ligne. En associant ces témoignages à ce qui circulait sur les réseaux sociaux, la presse a ensuite, souvent sans prendre de pincettes, avancé une version erronée de l'histoire.

    Plusieurs médias ont fini par publier de nouveaux articles qui font état de ces réserves, encouragés par la publication d'une enquête du Parisien le samedi 2 mai. Mais la plupart des articles erronés n'ont pas été corrigés ou mis à jour.

    Tant pis pour la mémoire d'Aïcha, qui restera aussi à jamais dépeinte comme une «jeune brunette sexy qui apparaît dans des vidéos compromettantes» aux quatre coins de la toile.

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